Numéro 684, 30 octobre 2003
« Ces adolescents sont dans le déni du danger »
Si la prise de risque est inhérente à l’adolescence, elle peut cacher une détresse, un moyen d’échapper à l’angoisse par la recherche de sensations fortes. Cette recherche comporte des risques d’escalade et d’addiction qui peuvent mener à l’accident. C’est ce que nous explique Grégory Michel, docteur en psychopathologie dans le service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Robert Debré (Paris) et auteur de « La prise de risque à l’adolescence ».
Pourquoi les conduites à risque s’installent-elles à l’adolescence ?
L’enfant prend déjà des risques en explorant son environnement mais cette recherche s’amplifie à l’adolescence, période de défis et d’expérimentation d’un grand nombre de comportements, dont certains considérés comme dangereux pour la santé et le bien-être. Avec son corps en mutation, l’adolescent voit sa force physique augmenter, ses pulsions s’intensifier. Il expérimente alors des conduites d’essai qui contiennent un danger potentiel. Il va ainsi tester ses capacités physiques, affronter un danger, calmer ses angoisses. Dans la prise de risque – le saut dans le vide par exemple –, l’angoisse est rattachée à quelque chose de précis, devient identifiable alors que l’angoisse ressentie par la plupart des adolescents est diffuse et donc non identifiée. La prise de risque permet de tester son autonomie en dépassant son angoisse, de s’extirper de la passivité de l’enfance, de gagner en indépendance vis-à-vis du contrôle parental. Elle a une fonction individualisante dans cette période de doutes : « J’existe, je suis capable de vaincre ma peur de mourir. Si j’échappe à cette situation, recherchée délibérément, c’est que ma vie a un sens. J’ai une légitimité à exister ». Enfin, elle a une fonction de rite de passage, l’adolescent rejoint son groupe de pairs dans des activités à risque pratiquées ensemble.
Comment évaluez-vous le danger des conduites à risque ?
Lorsque l’adolescent cumule plusieurs comportements à risque (consommation d’alcool, vitesse excessive, sports dangereux…) on peut supposer que sa conduite est pathologique. Nous cherchons alors les bénéfices secondaires de ce comportement : passer de l’enfance à l’âge adulte ? Éprouver des sensations intenses par la proximité de la mort ? Pour certains, la prise de risque est une forme d’automédication, comme la prise de toxiques, qui leur permet d’occulter momentanément une angoisse. Mais la recherche de sensations fortes peut pousser le jeune à une surenchère, il va alors entrer dans une logique de dépendance vis-à-vis de la sensation forte et prendre de plus en plus de risques, repousser toujours plus loin les seuils de sécurité. Nous repérons aussi un comportement d’addiction comportementale par le fait que le jeune ne se préoccupe plus que du danger, qu’il recherche par tous les moyens au détriment de sa vie scolaire, familiale et sociale. Il va alors augmenter la fréquence de ses activités. Les jeunes qui sautent à l’élastique par exemple, n’éprouvent plus de sensations satisfaisantes au bout d’un certain nombre de sauts. Ils vont alors sauter de plus en plus haut. J’ai rencontré un adolescent qui jouait au « jeu du foulard » - qui se pratique dans la cour de récréation avec ses pairs – seul, plusieurs fois par jour. Il serrait son cou avec un foulard pour se sentir proche de l’évanouissement et mettre à distance sa tristesse. Malgré les mises en garde des adultes, ces adolescents sont souvent dans le déni du danger, dans l’illusion de la toute-puissance.
Les activités à haut risque se développent. Quelles sont leurs particularités ?
Les activités comme le benji (saut à l’élastique d’un pont), le kite-jumbing (cerf-volant surdimensionné qui permet d’effectuer des sauts de plus de 30 m de longueur)… se développent en dehors des associations et des fédérations sportives. Elles ne s’appuient pas sur un entraînement cadré et régulier. Elles véhiculent des valeurs contestataires, proposent une recherche esthétique, un plaisir clanique… Leur particularité réside dans la recherche du plaisir, du fun. La pratique peut découler vers une dépendance, le jeune doit multiplier les sauts dans la semaine sinon il devient irritable, agressif. « J’avais peur, mais il fallait que je le fasse », nous dit-il. La sensation forte n’est pas forcément agréable mais elle symbolise un moment de vie intense : « J’existe pour moi, je me délimite corporellement ». Pratiquer des activités dangereuses donne à l’adolescent l’impression que son corps en pleine mutation ne lui échappe plus, il provoque lui-même les sensations qu’il désire. Ces conduites sont dangereuses, car lorsque l’exaltation tombe, l’adolescent se retrouve confronté à sa détresse quotidienne, à son statut d’adolescent lambda. Il faudra qu’il aille toujours plus loin pour ressentir de nouveau une sensation forte, au risque de mettre sa vie en danger.
Comment prenez-vous en charge l’adolescent qui présente une addiction au risque ?
Nous travaillons en équipe de façon plurifocale. Généralement, dans le cadre d’une psychothérapie individuelle, j’aide le jeune à élaborer psychiquement sur ses propres conduites, à comprendre le sens que prend pour lui la prise de risque, une psychologue familiale peut, lorsque cela est nécessaire, prendre en charge l’ensemble de la famille pour faciliter la verbalisation des conflits intrafamiliaux et enfin, un médecin explique objectivement au jeune ce que représente sa prise de risque pour l’ancrer dans la réalité. Il s’agit de ne pas dépathologiser les conduites à risque en les amalgamant avec le processus de l’adolescence, au contraire tout flirt avec le danger doit être analysé et traité avant que l’accident ou la mort ne soient rencontrés. Mais, considérer la prise de risque comme pathologique demande de la part du clinicien, mais aussi et surtout de la part de tout professionnel travaillant auprès d’adolescents, un examen très minutieux. Et si le jeune présente un comportement à risque répété ou d’addiction il faut le traiter en mettant en place les moyens thérapeutiques adaptés.
Quelles mesures de prévention préconisez-vous ?
La prévention des conduites à risque nécessite une approche globale. Elles ont un caractère multicomposite : les jeunes qui présentent un risque d’addiction associent plusieurs comportements à risque : pratiques sexuelles non protégées, usage de substances psycho actives (alcool, tabac, drogues…), violence… Ils sont attirés par le danger. Une approche basée sur la seule information ne sera pas efficace. Elle peut même chez certains jeunes produire un effet paradoxal : plus l’activité sera perçue comme dangereuse, plus elle sera attirante. L’organisation de forums, de discussions autour des différentes prises de risque avec des adultes est nécessaire, tout comme le témoignage de jeunes qui ont souffert d’addiction. Les jeunes doivent être impliqués dans ces actions de prévention. Il ne faut surtout pas leur délivrer des informations sans interaction, ceci pouvant les renvoyer à la passivité liée à l’enfance.
Propos recueillis par Katia Rouff
La prise de risque à l’adolescence, Grégory Michel, éditions Masson, 2001