Numéro 640, 31 octobre 2002
Le jardin d’enfants thérapeutique
À Saint-Denis, le Jardin d’enfants thérapeutique accueille les enfants de la maternelle en difficultés. Ni école, ni hôpital, il s’agit d’un lieu intermédiaire où un petit groupe d’enfants bénéficie de l’attention d’une équipe de psychologues de formation psychanalytique.
Dans les murs de l’école maternelle Pierre Sémart à Saint-Denis, face à une cité, une petite bâtisse indépendante accueille le jardin d’enfants thérapeutique : une cuisine et deux petites pièces colorées aux murs décorés d’affiches, de dessins et de photos d’enfants. Le jardin d’enfants thérapeutique est un lieu intermédiaire entre l’école et les services de soins pour les enfants en crise passagère ou en souffrance psychique. Il reçoit des enfants de deux circonscriptions de Seine-Saint-Denis, inscrits à l’école, même à temps partiel.
À la maternelle, ces enfants présentent des comportements qui posent problème. Ils ne correspondent pas à ce qui est attendu, voire exigé, pour débuter une scolarisation en groupe. Ils peuvent réagir violemment à la mesure de leur désarroi ou de leur angoisse. Bien que l’école propose aux parents de consulter les services de pédopsychiatrie du secteur, peu d’entre eux effectuent cette démarche inappropriée à leurs yeux. De là est née l’idée de la création de ce lieu entre tiers, entre école et hôpital [1].
Aujourd’hui, trois enfants jouent en présence de Marie-Josée Lérès, psychologue et psychanalyste, responsable du projet et de trois psychologues. Une des enfants a 6 ans. L’école a orienté sa famille au jardin à cause de ses problèmes de comportement en groupe, de ses difficultés à la comprendre et de l’attitude agressive des parents. « Le père rendait l’école responsable de la situation de sa fille. Il la jugeait incapable de proposer une pédagogie adaptée à son enfant qui – selon lui – y perdait son temps. Il ne voulait pas non plus entendre parler de psychologues scolaires », expose Marie-Josée Lérès. D’où la nécessité d’un lieu tiers. À son arrivée au jardin, la petite fille – tantôt fée – charmait et séduisait l’élu de son cœur du moment, - tantôt sorcière -, grimaçait, cassait les choses, s’agitait, s’échappait ou jetait les objets. Aujourd’hui, un an après, elle est plus détendue et s’exprime plus clairement. Elle transpose ses préoccupations en jouant avec deux poupées, répète qu’elle adore les enfants. Elle prend bien soin d’une poupée et enferme l’autre dans le placard « la prison », parce qu’elle « n’est pas gentille ». Elle sollicite les adultes, fait part de son monde imaginaire, se raconte tout un tas d’histoires mais s’attache à la réalité. Elle montre ses dessins, les photos où elle apparaît et parle de ses vacances. Elle suit en parallèle une psychothérapie et sera orientée en classe d’intégration scolaire (CLIS). Le père de la fillette reconnaît les bienfaits du jardin, un endroit où « il a son mot à dire et où il ne vit pas mal les difficultés que lui renvoient sa fille ».
Un petit garçon court et grimpe partout. L’école le considérait comme autiste et l’a adressé au jardin thérapeutique. À son arrivée, il ne parlait pas, criait, ne supportant pas les autres enfants. Il est seul dans la pièce de jeu, très énervé et veut à tout prix grimper sur un radiateur. Marie-Josée Lérès l’appelle, lui envoie un ballon de baudruche rose tout doucement en observant « ce ballon est très délicat ». Le petit garçon le lui renvoie de la même manière, puis se joint aux autres enfants. « Sa manière tapageuse d’appeler au secours, sa vulnérabilité et la fragilité en jeu à travers ce ballon lui ont, semble-t-il, fait sens et lien par rapport à ses pairs », analyse-t-elle. Cet enfant a accepté et investi le petit groupe en quelques mois. Il a réussi à surmonter les angoisses qui le ligotaient et à jouer avec les autres enfants. Il a pu prendre et tenir petit à petit une place dans le groupe en accédant au langage. « Un travail autour de la disparition, de l’absence, de la séparation lui a permis de dépasser ce qui était en panne pour lui dans son rapport à sa mère, à son père et à autrui », dit l’équipe.
Au jardin, un espace, un temps, fait d’imprévu est offert aux enfants qui, pour des raisons familiales, sociales et culturelles, sont en perte de repères, de mots ou de sens. « Disponibilité et inventions face aux surgissements de leurs questions sont plus que souhaitables. Les enfants sont nos meilleurs guides pour avancer et dénouer ensemble un petit bout de leur histoire », pointe Marie-Josée Lérès. Les enfants sont les premiers à saisir ce qui est en jeu pour eux dans ce lieu intermédiaire. Ils mettent quelquefois peu de temps à se dégager des conflits de leur entourage quand « les regards ne se figent pas sur leurs impasses du moment et que les mots et l’imagination ne font pas défaut aux adultes ». Le système scolaire, même en mesure de donner du temps supplémentaire pour la maturation et l’élaboration à chaque fois spécifique à l’histoire de l’enfant, n’obtiendrait pas les effets et les incidences escomptés sur les parents et les enfants. « Les « jardins secrets » ne se programment pas », note joliment l’équipe. Cela dit, la collaboration avec les équipes scolaires des circonscriptions concernées est très précieuse pour l’équipe et permet d’éviter, sur la base de la confiance, bien des écueils au bénéfice des enfants.
Le jardin d’enfants thérapeutique accueille, une à deux demi-journées par semaine sur le temps scolaire, des enfants de 3 à 6 ans menacés d’échec scolaire ou d’exclusion à cause de leurs difficultés. Cela dans le souci et l’espoir d’intervenir avant que cette situation d’exclusion ne s’installe. Il développe, conjointement à la famille, le sentiment d’appartenance à un groupe, à une communauté, à un quartier, afin de déloger cette notion d’exclusion rejetée sur le handicap ou sur l’enfant en situation de refus scolaire.
« Les enfants concernés sont, dans la plupart des cas, dans un processus de difficultés globales concernant l’intégration au sein de leur classe. Difficultés décelées par la maîtresse mais qui ne font pas l’objet d’un suivi déjà établi. Les difficultés d’ordre instrumental sont du ressort de techniques spécifiques tant scolaires que médico-psychologiques, explique Marie-Josée Lérès. Le premier axe de travail tourne autour de tout ce que l’enfant doit mettre en jeu dans ce nouveau lieu d’existence que représente l’école maternelle pour lui et sa famille, qui leur pose ou leur a posé problème. Le second consiste à analyser la fonction paternelle à l’œuvre dans la fonction symbolique de la place du maître d’école », note-t-elle.
Le jardin propose un espace d’accueil propre au milieu socioculturel, antiségrégatif, offrant une homogénéité d’objectifs et de mises en scène scolaires. Il met également l’accent sur la vie en société, le sens de la vie en groupe, les découvertes et responsabilités qui en découlent. Ces interventions revêtent une importance particulière à Saint-Denis où les enfants accueillis sont souvent culturellement menacés d’exclusion de la langue, voire de la société. L’école a un rôle fondamental de reconnaissance tant pour la famille que pour l’enfant.
Marie-Josée Lérès travaille depuis 30 ans à l’école expérimentale de Bonneuil, créée par Maud Mannoni [Lire encadré]. C’est en 1996, après avoir analysé les besoins singuliers et réels de l’éducation nationale et de la santé mentale du secteur de Saint-Denis, qu’elle a créé, avec son équipe, le jardin d’enfants thérapeutique. Une convention est alors passée entre l’éducation nationale, la mairie de Saint-Denis et le service infanto-juvénile de l’hôpital Casanova. La mairie fournit le lieu d’accueil et la Fondation de France, séduite par le projet, donne une subvention d’aide au démarrage. L’année d’après, la Direction des affaires sanitaires et sociales (DASS) reconnaît le projet à titre de jardin d’enfants thérapeutique.
Les enfants sont accueillis au jardin par petits groupes de cinq. Les parents viennent de façon formelle ou informelle. « Il s’agit d’un lieu tiers faisant référence au temps d’un espace transitionnel », explique Marie-Josée Lérès. « Un lieu où les enfants découvrent un temps et un espace autre que leur univers familial et scolaire, se dégageant par là de la politique éducative fondée sur la « priorité aux aptitudes ». Nous proposons un cadre, une ambiance, un contexte collectif où les enfants se positionnent différemment ». Dans ce lieu de passage, où le rythme est adapté au sien, l’enfant reste de quelques séances à deux ans.
Au jardin, « l’entre-deux » est pris en compte. La fonction « d’un ailleurs », si bien développée par Maud Mannoni et conceptualisée par « l’institution éclatée » à l’école de Bonneuil, est une dimension essentielle quant au devenir de l’enfant, sujet de désir. Les enfants s’approprient leur propre trajet et pas seulement celui imposé dans des parcours balisés. Une grande importance est donnée à « l’entre-deux », à tout ce qui peut se dire, se jouer, lors des trajets, du domicile ou de l’école, au jardin. Les membres de l’équipe vont chercher les enfants en voiture et les accompagnent au local situé à quelques kilomètres. Lors de ces « voyages », surgissent des paroles inattendues, des paroles en l’air, ou encore des questions pleines de rebondissements. À partir de là, des ouvertures se produisent. Durant un trajet, un petit garçon confie que sa maîtresse est très méchante. Elle lui a dit : « Tu es un clown qui fait rire tout le monde ». Il explique aux psychologues que ce n’est pas lui qui fait le clown, mais sa sœur qui est dans la même classe. Puis : « A la maison, c’est toujours sur moi que ça tombe, à l’école pareil, je suis toujours obligé de me défendre ». Le clown de la famille et de l’école c’est lui. Il ajoute : « J’aime bien venir au jardin car on me prend au sérieux ». L’équipe lui fait remarquer que la maîtresse l’a peut-être appelé « clown » parce qu’il fait rire les autres. Il répond que si les autres rient, c’est parce qu’il n’arrive pas à comprendre ce que dit la maîtresse.
Un enfant de 4 ans, inscrit dans une école maternelle, n’y va quasiment pas. L’école, très inquiète, adresse l’enfant au jardin thérapeutique. La mère raconte ses déboires et dit : « Cet enfant-là, je veux le préserver de toutes les misères du monde. Il voit peu son père, ses frères et sœurs sont placés. C’est pour ça que je ne le mets pas à l’école ». L’équipe lui propose d’accueillir l’enfant dans un tout petit groupe. La mère passe beaucoup de temps avec elle, sort elle-même de son isolement et libère progressivement l’enfant de son emprise. Un accompagnement se met en place et un rythme scolaire s’installe pas à pas. Une écoute minutieuse auprès de la mère et de son fils a pu s’effectuer et éviter ainsi qu’une situation pathologique se développe et que l’enfant se marginalise [lire le point de vue de Ignacio Gàrate-Martinez]. Comme ce petit garçon, 32 enfants (25 garçons et 7 filles) ont été accueillis au jardin thérapeutique en 2001. L’école en a adressé 24 et les services de soins 8.
Sur six années de fonctionnement, seuls 5 enfants accueillis relevaient d’une institution médico-éducative ou de soins, les autres avaient des problèmes familiaux, sociaux, de réfutation de l’autorité du père ou de l’école. Le passage par le jardin a permis le maintien dans la même section ou un passage normal dans le cycle primaire.
L’enfant est un sujet en pleine évolution, avec son propre rythme, un rythme trop souvent bousculé en cas de problèmes familiaux. L’école maternelle ne peut faire face à tous ces problèmes au risque de cataloguer l’enfant avant même qu’il n’entre au CP. « Notre travail consiste à opérer une distinction entre les erreurs nécessaires à tout apprentissage et l’échec scolaire qui stigmatise l’enfant dans une impasse redoutable. Il consiste aussi à déterminer ce qui rend les enfants malades de l’école ».
Le jardin d’enfants thérapeutique, après six ans de fonctionnement et les avancées dans l’analyse des blocages des enfants, a fait naître un groupe thérapeutique pour des enfants du primaire.
Katia Rouff
[1] Service infanto-juvénile - Hôpital Casanova - 11, rue Danielle Casanova - 93205 Saint-Denis. Tel. 01 42 35 61 02