Numéro 658, 20 mars 2003
Comment écouter et accompagner une mère qui veut abandonner son enfant à la naissance
Gérer la grossesse, évaluer la situation sociale, mesurer la souffrance, évoquer la culpabilité, apprécier les répercussions sont autant de problèmes justifiant un accompagnement de la femme qui n’accepte pas sa maternité. Le service de la Consultation des femmes enceintes en difficulté, du CHU de Nantes, propose un accueil pour répondre à ces détresses et pour éviter que cette épreuve ne se transforme en catastrophe.
S’il est bien une réalité qui n’a guère changé depuis des décennies (même si elle est largement moins fréquente), ce sont ces bébés que l’on retrouve régulièrement abandonnés sous le porche d’une église, dans un cinéma ou qui sont déposés à l’accueil des DDASS. Les progrès réalisés en matière de contraception, la possibilité légale d’IVG n’ont pas supprimé tous les drames individuels ou les situations complexes qui décident des mères à accomplir ce geste. Autre constat : la procédure, aujourd’hui contestée mais toujours en vigueur, d’accoucher à l’hôpital dans l’anonymat, se fait encore dans des conditions pas toujours satisfaisantes : les femmes repartant aussitôt, sans avoir vraiment été ni écoutées, ni accompagnées. Sans compter les risques d’hémorragie, l’absence de suivis médical, social ou psychologique induits par ce départ précipité. Ces situations, ils sont un certain nombre d’acteurs sociaux et médico-sociaux du département de Loire-Atlantique, à les déplorer à la fin des années 1980. Insatisfaits face à ce qui leur apparaît au mieux comme un désintérêt, au pire comme une caution, ils vont se mobiliser pour réfléchir à la meilleure façon de réagir. Aide sociale à l’enfance, protection maternelle et infantile, service adoption du conseil général d’un côté, hôpital de l’autre aboutissent, après deux années de travail, à la création en 1990, d’un lieu d’accueil, la Consultation des femmes enceintes en difficulté.
Les objectifs de ce nouveau service consistent alors à éviter les actes clandestins et notamment les infanticides et à proposer une aide dès le début de la grossesse, avec la possibilité d’un accompagnement en cas d’abandon. Le premier contact se fait au moment de la prise de conscience de l’état de grossesse. Le déni qui préside parfois à cette situation peut être impressionnant. Il n’est pas rare de constater qu’une mère, qui refuse de se retrouver enceinte, organise tout à fait inconsciemment cette dénégation. Cela ne relève pas du camouflage, mais plutôt d’un conditionnement psychologique qui concerne la principale intéressée, son entourage et même le personnel soignant. À l’image de cette championne de natation, dont les formes n’ont pas évolué sous un maillot pourtant très moulant et qui consulte pour des spasmes au ventre : le praticien diagnostique… des gaz ! Il faudra quelques jours encore pour découvrir une grossesse de 8 mois. Cet exemple n’est pas exceptionnel. Cette autre jeune femme, dont le père est chirurgien et la mère psychiatre, est admise aux urgences pour une tumeur abdominale. La tumeur se portait bien : elle pesait 3,5 kg à la naissance ! Lorsque la mère sort du déni de sa grossesse, le ventre cesse d’être plat. Les formes s’arrondissent en quelques jours. Le bébé reprend sa place. Il suffit pour cela qu’elle ait pris conscience de sa présence. Ce déni peut toutefois perdurer jusque et y compris au moment de l’accouchement. L’infanticide est alors possible, la mère refusant jusqu’au bout d’identifier ce qui sort de son ventre comme son enfant, considérant ce rejet comme une sorte d’excrément. Sans que cela atteigne forcément de telles extrémités, la découverte tardive de l’état de grossesse peut la plonger dans une grande détresse. Elle se croît d’abord enceinte de 2 ou 3 mois et se découvre à 5 ou 8 mois ! Cette annonce peut entraîner un effondrement. Ce n’est pas le moment. Le projet professionnel ou les études engagées, les relations au sein du couple ou l’enfant non désiré… les raisons sont multiples pour ne pas envisager de garder le bébé. Les délais d’IVG, tant en France qu’à l’étranger sont dépassés. Une véritable détresse peut alors assaillir ces femmes. Un accompagnement s’avère alors un moyen pertinent et efficace pour les aider à cheminer et à y voir plus clair.
Et c’est dans cette période critique que la Consultation des femmes enceintes en difficulté de Nantes propose son action. Peu d’hôpitaux ont monté un tel dispositif. L’expérience voisine de l’hôpital de Rennes — le service d’accompagnement des femmes enceintes en difficulté — offre aussi un suivi, mais il est réservé à la mère. À Nantes, l’originalité consiste à offrir en plus l’accompagnement du bébé. Ouvert 24 heures sur 24 et 365 jours sur 365, ce service apporte un regard pluridisciplinaire : il met à disposition une sage-femme, une assistante sociale [lire son interview] et une psychologue. Gérer sa grossesse, porter l’enfant que l’on a en soi, faire le point sur sa situation sociale, mesurer la souffrance, la culpabilité et les répercussions de l’acte d’abandon, pouvoir partager ou non avec son entourage sa décision… sont autant de questions qui méritent un accompagnement prévenant et respectueux de la personne. L’accueil proposé ici est dénué de toute tentative de recherche de justification. La sage-femme propose une préparation à l’accouchement qui est le plus souvent particulièrement investie. Tout se passe comme si ces femmes se vivaient dans l’obligation d’être irréprochables durant le temps où elles vont être mères. Elles sont donc très exigeantes à l’égard de leur grossesse qu’elles surveillent tout particulièrement. Elles mènent en général leur accouchement avec une grande intensité et une grande maîtrise. Au début, ces mères étaient logées dans la maternité. Mais ce n’était pas judicieux qu’elles intègrent une chambre aménagée avec un lit d’enfant qui restait vide. Elles entendaient en outre les cris des bébés des autres mamans ou pouvaient les croiser quand elles sortaient dans le couloir. Elles recevaient aussi éventuellement la visite du photographe qui leur proposait de les prendre en photo avec leur enfant. Elles sont donc accueillies dans une chambre du service de gynécologie. Elles peuvent aller voir leur nourrisson autant de fois qu’elles le veulent. La moitié d’entre elles, environ, leur rend visite. Le comportement qu’elles adoptent est alors très proche de celui des mères à qui on annonce le décès imminent de leur petit : elles sont très présentes et très actives, comme si elles cherchaient à se remplir de leur bébé avant de le quitter. La mère peut, si elle le souhaite nommer son enfant, le nourrir. Elles choisissent même parfois de l’allaiter. Le délai légal de trois jours avant la déclaration à l’état civil lui permet de faire le point. Ensuite, on lui propose de signer le procès-verbal de remise en vue d’adoption. Le fait de ne pas être accueillies dans le même service leur permet de vivre très tôt la question de la séparation. Ce qu’on fait plus difficilement avec un bébé dans les bras. Mais la Consultation des femmes enceintes en difficulté ne se limite pas au travail de mentalisation, de représentation de l’accouchement, de la naissance et de la séparation proposée aux mères. Le bébé est aussi accompagné. Si l’abandon qu’il subit n’était pas parlé, le risque serait trop grand qu’il soit réduit à l’état de déchet. Or, les touts débuts de la vie constituent une période par trop prépondérante dont vont dépendre son sentiment de sécurité interne et son développement psychique ultérieur pour que l’on néglige de l’associer à ce qui est alors en train de se vivre. Les professionnels prennent grand soin de lui parler en lui restituant son histoire et en l’informant de son statut social. Lui rappeler qu’il est un sujet désirant et désiré doit ainsi lui permettre de mieux faire face à la séparation. S’il ne comprend pas forcément les mots qui lui sont adressés, il perçoit parfaitement les intentions du langage qui lui est destiné et les affects qui lui sont sous-jacents. L’équipe constitue, en outre, un album photo accompagné d’éléments portant sur le poids, la taille, le périmètre crânien à la naissance, ainsi que sur les circonstances de l’accouchement. Ce document est remis au service de l’aide sociale à l’enfance qui le transmet à la famille d’adoption. L’intervention de l’équipe auprès du bébé s’interrompt dès que le procès verbal est signé, le relais étant alors pris par le service d’adoption.
Au cours des deux mois qui leur sont accordés légalement pour se rétracter, ces mamans peuvent, si elles le décident, venir reprendre leur enfant, sans formalité particulière, ni délai supplémentaire. La Consultation des femmes enceintes en difficulté leur offre la possibilité de venir rencontrer à nouveau l’équipe. Certaines ne reviennent jamais. D’autres font le choix de venir parler. Et c’est parfois nécessaire, le soulagement, voire l’euphorie des premiers temps laissant la place à la prise de conscience de la juste mesure de l’acte posé. L’expérience a montré que ce sont plutôt les mères qui refusent de nommer l’enfant, de connaître son sexe, de le voir, qui se rétractent le plus fréquemment, avant la fin du délai légal. Tout au long de l’accompagnement qui est proposé par le service de la Consultation des femmes enceintes en difficulté, rien n’est fait ni pour les encourager, ni pour les dissuader dans l’acte d’abandon. L’équipe n’a pas pour objectif de leur faire changer d’avis dans un sens ou dans un autre. L’important, finalement, n’est pas dans la décision finale, mais dans la mesure des conséquences du choix qui va être fait, et dans la démarche consistant à rendre ces mères responsables sans jamais les déposséder de leurs choix. Après dix années de fonctionnement, le constat est clair : contrairement aux représentations que beaucoup pouvaient s’en faire, la décision d’abandon est très rarement liée à une grande difficulté sociale ou affective. Les femmes qui sont dans une telle situation ont plus tendance à établir une relation fusionnelle avec leur bébé, qu’elles peuvent ensuite rejeter, ce qui peut les amener à s’en séparer (ou à en être séparées, parfois, par décision de justice). Il faut, tout au contraire, être particulièrement équilibrée pour faire le choix de l’abandon. Essayer de comprendre les motivations alors en œuvre, c’est se débarrasser d’un certain nombre d’idées reçues. Ainsi, les causes sont rarement sociales, liées à l’inceste ou au viol. Si on écarte l’image de l’abandon comme un geste qui serait systématiquement d’amour, il est facile alors de passer à l’image du geste de haine. Là non plus, ce postulat ne colle pas. Ces femmes ne sont pas dans le rejet, mais dans l’inquiétude. Leur acte est avant tout un réflexe de survie psychique : elles ne savent pas toujours pourquoi elles le font mais cela s’impose à elle. Certaines hypothèses ont pu être émises sur une rupture brutale vécue soit au niveau personnel ou au niveau familial et qui rejaillirait au moment de l’acte d’abandon… une sorte de cadavre dans le placard qui resurgirait à ce moment-là, sur cet enfant-là. Mais cette décision reste pour l’essentiel du domaine du mystère.
Au cours des années, le service a élargi son champ d’action. Il continue à accompagner dix à douze femmes chaque année dans leur choix d’abandon. Ce chiffre reste stable depuis dix ans. Il faut le relativiser au vu des 3 500 accouchements traités tout au long de l’année par la maternité de l’hôpital de Nantes. Pour autant, cela n’a pas permis d’éliminer complètement les situations d’infanticide ou d’enfants trouvés. Les mères qui sont acculées à de tels actes n’ont pas toujours les moyens de connaître les offres de service qui leur permettraient de répondre à leur détresse. Aussi, le service s’est-il très naturellement tourné vers l’accueil des maternités difficiles. Parmi ces femmes qui bénéficient, dans ce cadre, de l’accompagnement de l’équipe, on compte chaque année une dizaine de mères malades mentales et une demi-douzaine de femmes toxicomanes. Ces dernières années ont vu augmenter les cas de séropositivité. Les progrès de la trithérapie ont fait chuter de 30 à environ 1 à 2 % la proportion de mères infectées par le virus donnant naissance à un bébé lui-même porteur du syndrome. Cela a encouragé les femmes malades à envisager la maternité, sans que l’on sache les effets à long terme de ce traitement sur le développement de l’enfant. Autre population ayant particulièrement augmenté ces dernières années, les mères en attente d’un titre de séjour : non expulsables si l’enfant naît sur le territoire français, mais non régularisables pour autant. Elles sont au nombre de quarante environ chaque année.
La Consultation des femmes enceintes en difficulté a rempli le contrat qui lui était imparti : offrir un espace de parole et d’accompagnement aux femmes dont la grossesse pose un problème, au point parfois d’envisager l’abandon. Et ce lieu a été particulièrement investi par les mères qui le fréquentent. Longtemps vécues comme des victimes incapables de parler, de désirer, elles ont pu, parce qu’elles se sont senties écoutées, accueillies et respectées, à leur tour s’exprimer. L’expérience de Nantes constitue un outil précieux pour répondre à ces détresses et un moyen efficace pour éviter que cette épreuve ne se transforme en catastrophe. Pour autant, elle est restée depuis dix ans isolée. Aujourd’hui, l’absence de cohésion sur une politique nationale de l’abandon empêche que cet acte puisse être pensé, préparé, anticipé et parlé comme il devrait l’être. Puisse l’action quotidienne de la Consultation des femmes enceintes en difficulté permettre d’éclairer les esprits.
Jacques Trémintin