L’ouverture au secteur privé des structures d’accueil à destination de la petite enfance ouvre de jolies perspectives libérales à certaines entreprises. Éthique et économie y feraient, paraît-il, bon ménage. On peut s’interroger sur cette entrée en force dans le secteur des services à la personne. Exemple d’une crèche qui s’installe dans le créneau
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Qu’ils soient emplois familiaux, services à domicile, de proximité ou aux salariés, les services à la personne connaissent aujourd’hui un fort développement. Leur gamme est large. En vrac : repassage, ménage, lavage de vitres, soutien scolaire, garde d’enfants, aide aux devoirs, aide aux personnes âgées ou dépendantes, nettoyage de moquettes, petit bricolage, lavage de voitures, livraisons à domicile, courses et accompagnement, garde et soins aux animaux, assistance administrative, couture, retouche, réceptions, vente à domicile, entretien du matériel d’équipement de la maison, lavage du linge, soins à domicile, garde malade, courses à faire, sécurité des personnes, entretien du véhicule, accompagnement d’enfants à l’école, hygiène corporelle, activités de compagnie, préparation des repas, promenade, entretien du jardin, coiffeur et esthéticienne, cuisinier à domicile, services aux salariés (conciergerie d’entreprise), crèches privées…
Selon l’INSEE, les besoins sont estimés à 800 000 emplois supplémentaires dans les cinq années à venir, et les besoins immédiats représentent 160 000 emplois. Si la demande avait été satisfaite, elle aurait pu créer, estime le Syndicat national des entreprises de services à la personne (SESP) [1], 425 000 emplois à temps plein depuis cinq ans. Une enquête récente de l’institut Démoscopie faisait apparaître que six millions de ménages (soit le cinquième environ) étaient demandeurs de ce type de services.
Les services à la personne restent donc l’un des domaines privilégiés de l’action sociale. L’entreprise s’y intègre progressivement depuis environ huit ans, jurant sur l’honneur en mesurer les enjeux et la déontologie particulière à observer. Ainsi, les entreprises de services à la personne veulent un personnel qualifié, accédant à des formations, que ce soit par l’apprentissage au CFA créé par l’Institut des services à la personne (ISERP) ou par des stages de formation dispensés par un cabinet spécialisé. Mais de quel apport s’agit-il ? D’apprendre aux agents commerciaux comme aux responsables de services « à reformuler la demande du client en des termes professionnels, dès le premier contact avec le client. Souvent cette demande se réfère au modèle familial de réalisation et d’organisation des tâches, alors qu’il faut amener le client à discerner ce qu’une aide professionnelle va lui amener de différent, et comment en partant de là une réorganisation à l’intérieur de la sphère privée va pouvoir se faire pour le bien-être de chacun ». Le personnel sera, en outre, amené à ne pas « se laisser glisser sur le versant affectif. Cela passe par la valorisation en formation de toutes les tâches techniques (ménagères) et leur maîtrise, et partant de là, par la construction d’une identité professionnelle qui permette aux salariés de parler autrement de leur travail et d’en être fier… ». Ah ?
Membre du MEDEF — cf. son adresse électronique —, le SESP s’est créé en 1995 comme syndicat professionnel, avec pour vocation de défendre les créateurs des activités de services à la personne et de développer le secteur. Il propose conseils juridiques ou fiscaux, groupes d’échange entre adhérents, formation, lobbying auprès des pouvoirs publics et défense des intérêts des chefs d’entreprise.
Aujourd’hui, 150 entreprises en sont adhérentes, et il existe encore un fort potentiel de création d’entreprises et d’emploi, en particulier en Ile-de-France et dans les grandes agglomérations. S’adressant à la presse au mois de mars dernier, le SESP en présentait le profil à partir de deux questions : quelle exigence pose l’entrée des entreprises dans cette branche d’activités ? Quel est le profil d’un dirigeant d’entreprise de services à la personne ?
Devançant d’éventuelles exigences d’utilisateurs de services à la personne, le SESP rappelle l’existence, depuis août 1999, d’un dispositif agréé par l’État pour ces services, la certification Qualicert et, depuis septembre 2000, d’une norme AFNOR (Association française de normalisation) concernant les services d’aide à domicile. En outre, il s’attache à recruter du personnel déjà formé (DEAVS, CAFAD, BEP sanitaire et social, Bac Pro…) ou forme leur personnel de manière continue.
« L’entreprise fonctionne à la recherche d’une dynamique managériale dans une relation éthique et économique qui repose sur la relation humaine la plus qualitative, pour le client d’abord et pour l’entreprise elle-même ensuite : le professionnalisme de l’entreprise et le professionnalisme de la relation entreprise-client forment un tout », estime un dirigeant. Mais il s’agit bien aussi d’être rentable, de maîtriser gestion et management, production de biens ou de services courants. Ceux-ci se rapportant directement à la vie des personnes dans leur sphère privée, comment rationaliser cette activité ? Face à la concurrence, les sociétés de prestations n’auront d’autre choix que de travailler avec qualité et… flexibilité : « le client n’acceptera de payer un service plus cher que s’il y trouve un intérêt soit au niveau de la qualité soit au niveau de la souplesse du service proposé (choix des horaires, de la durée et de la fréquence). En faisant appel à une société, le client exige une organisation efficace, du personnel expérimenté et compétent et de l’encadrement », assurait, optimiste, un dirigeant lors de la conférence de presse du SESP. Les salariés devront donc être fortement disponibles, bien motivés, et disposer de savoir faire techniques et de belles qualités humaines. En contrepartie, leur rémunération sera « supérieure de 25 % aux normes de cette profession » ; ils seront embauchés en contrat de travail à durée indéterminée et auront « des primes liées à la satisfaction du client ».
« Vous simplifier la vie, c’est notre volonté de chaque jour » : créée en 1999, la société prestataire de services Victor emploie actuellement trente salariés en CDI. Elle propose des prestations d’employés de maisons : ménage, repassage, gouvernante… Elle entend progresser sur « de réelles valeurs d’entreprise » et considère comme « clefs essentielles » culture d’entreprise et diversité de l’offre.
Les entreprises privées reconnaissent qu’il leur faudra encore persuader : « dans ce secteur d’activité, l’arrivée d’entreprises commerciales est uniquement perçue sous son aspect cupide et mercantile alors qu’au contraire, les entreprises peuvent apporter des réponses complémentaires et bien adaptées aux besoins ».
Les services à la personne deviennent donc de « vrais métiers ». Les arguments plutôt sécuritaires du site internet du SESP peuvent toutefois surprendre : « les particuliers, avec les craintes liées à l’insécurité et le contenu des rubriques faits divers qui s’allongent chaque jour, se tournent vers des entreprises spécialisées. Celles-ci sélectionnent, forment leur personnel, analysent les attentes et les besoins du consommateur, évaluent leurs prestations, sont assurées et garantissent la nature et les niveaux de leurs prestations ». Il n’y aurait de toute façon pas assez de professionnels, condamnant les familles à des solutions bancales…
La récente ouverture au secteur privé des structures d’accueil à destination de la petite enfance donne aujourd’hui à certaines entreprises de services toute latitude pour assister des entreprises « socialement responsables » dans leur projet de création et de gestion de crèches. Partant du constat que seuls 9 % des enfants trouvent actuellement une place en crèche alors que plus de la moitié des enfants en bas âge ont leurs deux parents actifs, la société Les Petits chaperons rouges [2] s’est rapidement engouffré dans la brèche.
« Nous pensons que ces crèches privées doivent se développer en partenariat avec le monde de l’entreprise afin que notre pays puisse faire d’une pierre deux coups », escomptent les cofondateurs. « En effet, on résoudrait alors un besoin urgent en termes d’offre de garde tout en permettant une avancée sensible dans l’égalité professionnelle, bien sûr, mais aussi dans la motivation et la fidélisation des employés ». En effet, depuis janvier 2004, les entreprises peuvent externaliser création et gestion d’un tel service à des professionnels de la petite enfance pour un coût de revient trois à cinq fois moins élevé qu’auparavant. En outre, poursuivent-ils, l’intérêt des crèches en entreprise est de coûter aux parents à peu près le même prix journalier que s’ils mettaient leurs enfants dans une crèche collective publique ou associative : entre 5 et 20 euros par jour suivant les ressources et le barème CAF en vigueur.
Se réclamant d’un « capitalisme social », les mêmes entrepreneurs se veulent attentifs à la mixité sociale et en énumèrent les bienfaits : l’employeur réduira l’absentéisme de son personnel ; les employés concilieront plus aisément vie professionnelle et vie familiale tout en bénéficiant « d’une proximité rassurante avec leurs jeunes enfants » ; la parité homme/femme y gagne, et la création d’emplois de personnel encadrant est favorisée…
L’histoire des Chaperons rouges ressemble pour le moment à un conte de fées : « Il était une fois une entreprise humaine qui avait décidé que, désormais, les enfants de ses collaborateurs ne resteraient plus livrés à eux-mêmes. Elle créa donc une crèche avec l’aide des Petits chaperons rouges. Et alors tout le monde vécut heureux, avec beaucoup d’enfants… ». Les concepteurs — une femme ayant travaillé dix ans dans le domaine de la prise en charge de la dépendance, et un architecte d’intérieur — partent du constat qu’« il existe aujourd’hui en France seulement 200 000 places de crèches alors que nous avons 2, 3 millions d’enfants de moins de 3 ans ! ». Pendant deux ans « d’évangélisation auprès des pouvoirs publics et des collectivités locales », ils promeuvent le concept de crèche en entreprise, s’organisant juridiquement en juin 2002. Après trois ans d’existence, l’entreprise dispose de cinq permanents, et cinq projets sont en cours de réalisation en région parisienne.
Se réjouissant de ce que la Conférence de la famille ait mis en œuvre en avril 2003 la prestation d’accueil du jeune enfant (PAJE), les Petits chaperons rouges constatent que ce nouveau cadre législatif, depuis le 1er janvier 2004, permet « enfin à des sociétés socialement responsables d’offrir à leurs employés un réel service à valeur ajoutée, à moindre coût ». La PAJE comprend en effet seize nouvelles mesures en faveur de la petite enfance, dont trois spécifiquement destinées à l’essor des crèches en entreprise. Mesures récemment approuvées (10 février 2004) par la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF).
La PAJE, complément de libre choix du mode de garde, s’est substituée au début de cette année à l’aide à la famille pour l’emploi d’une assistante maternelle agréée (AFEAMA) et à l’allocation de garde d’enfant à domicile (AGED). Les parents peuvent désormais passer par l’intermédiaire d’une entreprise de services aux personnes en touchant ce complément, à condition que l’organisme privé soit agréé et que l’enfant soit gardé un minimum de seize heures par mois, ce qui exclut les gardes occasionnelles.
Les Petits chaperons rouges ont fait leur calcul : il y a environ 800 000 naissances par an en France. 2, 3 millions de bambins de moins de trois ans n’ont à leur disposition que 200 000 places de crèches dont environ 70 % sont gérées par le secteur public, 30 % par le secteur associatif et moins de 1 % par le secteur privé. D’autre part, 2, 1 millions d’enfants entre trois et six ans doivent se partager 78 000 places de haltes-garderies en jardin d’enfants. De fait, les chiffres sont fort disparates selon que l’on vive ici ou là : un article de Libération [3] estimait à l’occasion des élections régionales que le nombre de places en crèche variait entre 183 pour mille enfants de moins de trois ans en Ile-de-France, contre 37 en Picardie.
Au mois d’août 2000, Ségolène Royal, alors ministre déléguée à la Famille, avait proposé la création de 40 000 nouvelles places en crèches et en haltes-garderies et lancé un appel à projets innovants, prenant en compte par exemple des horaires plus adaptés ou créant un service de garde d’urgence à domicile. La ministre demandait alors aux parents de « faire pression sur les communes et de leur demander aujourd’hui quelles sont leurs intentions concernant l’accueil des moins de six ans ».
Le 17 février 2004, une députée avait attiré l’attention du ministre délégué à la Famille, Christian Jacob, sur le manque de places en crèches et la carence d’assistantes maternelles. Celui-ci avait rappelé la mise en place du plan crèche, annoncé à la Conférence de la famille du 29 avril 2003, d’un montant de 200 millions d’euros destinés à financer 20 000 places à partir du 1er janvier 2004. Les axes retenus étaient notamment le développement de l’accueil des jeunes enfants handicapés et l’accueil en milieu rural. Parallèlement, des financements mixtes, interentreprises, ou entre communes et entreprises, étaient encouragés. Un crédit d’impôt familles était créé pour les entreprises, pouvant désormais bénéficier d’une prise en charge fiscale à concurrence de 60 % des dépenses engagées depuis le 1er janvier 2004. Enfin, les investissements réalisés par les entreprises privées pour accueillir les enfants de leurs salariés étaient négociés entre l’État et la CNAF.
Plus de la moitié de ces enfants de moins de trois ans, poursuit la société Les Petits chaperons rouges, ont leurs deux parents actifs, plus de 80 % des femmes de 25 à 40 étant professionnellement actives. Actuellement, leurs enfants seraient ainsi gardés : par l’un des deux parents qui arrête de travailler (26 %) ; par leur mère habituellement au foyer (23 %) ; par le reste de la famille ou par une garde non déclarée (22 %) ; par une assistante maternelle agréée (15 %) ; en crèche (9 %), dont 6 % en crèche collective et 3 % en crèche familiale (une petite minorité en crèche parentale) ; 3 % par une employée de maison déclarée, 2 % étant scolarisés précocement en maternelle.
Pallier ainsi les carences publiques dans un domaine qui pourrait être assuré par les pouvoirs publics ne leur pose pas problème ? Ils font remarquer qu’ils emboîtent le pas aux pays voisins — nordiques et anglo-saxons — qui ont intégré pour certains ces notions depuis une dizaine d’années… Le Royaume-Uni, si l’on en croit les cofondateurs des Petits chaperons rouges possède 33 % de places supplémentaires de crèche, alors que le pays compte autant d’habitants que le nôtre. Et le gouvernement anglais aurait décidé d’investir 450 millions d’euros pour créer encore 45 000 places d’ici à 2007. Il n’empêche : le désengagement de l’État, ici comme dans d’autres domaines, peut poser un problème de fond, et donner un nouveau visage à l’action sociale.
Léo Grenel