L’éducateur face à l’autorité dans le cadre de la prise en charge d’adolescents ; quelques pistes de réflexion. Hervé Copitet
Qu’en est-il de l’autorité dans le cadre de la prise en charge d’adolescents en internat éducatif, mais aussi de jeunes enfants car, dit-on, les petits "s’y mettent également". Quatre années passées en qualité de chef de service d’un internat éducatif accueillant des adolescents conjuguées à une réflexion menée dans un cadre universitaire amènent aujourd'hui à ces quelques pistes de réflexion.
L’autorité, véritable "tarte à la crème" du discours ambiant depuis maintenant quelques années dans le champ éducatif, ou sérieux débat masquant en arrière plan une vraie difficulté des équipes éducatives encadrant des adolescents ? Telle est la réflexion que nous proposons d’installer ici. Tout d’abord, rappelons qu’admettre qu’il se passe quelque chose de spécifique sur la question de l’autorité avec nos adolescents, c’est oublier l’histoire. Oublier que depuis la nuit des temps l’adulte s’est plaint de ces jeunes qui n’écoutent rien ou se conduisent en "Apache" comme l’atteste l'un des mouvements du début du XXe siècle en France ou des bandes terrorisaient le tout Paris. Rappelons également ce qui disait l’un des pères de la sociologie, E.Durkheim[1], stigmatisant l’adolescent pour son appétit sexuel le poussant à la violence.
Nous ne faisons pas nôtre l’idée que l’autorité serait, en cette période, spécifiquement bafouée. La question est depuis toujours posée, elle continuera à se poser éternellement pour au moins une raison : Se soumettre à l’autorité (en un mot obéir) est, chez tout à chacun, désagréable car obligeant, entre autres, au passage du principe de plaisir au principe de réalité et au renoncement pulsionnel. Nous proposons maintenant de penser la problématique de l’autorité chez l’éducateur[2] en charge d’adolescents autour de trois mots-clefs : l’alliance, la position et la limite.
Pour débuter posons d'emblée deux idées sans lesquelles le débat sur l’autorité dans l’éducation ne peut avoir, à nos yeux, de sens. La confrontation et l’exercice de l’autorité est signe de bienveillance adressé aux adolescents. Bienveillance en ce sens qu’il barre la route au champ des possibles, qu’il oblige au renoncement (le renoncement pulsionnel cher à S. Freud [3] et par lequel l’homme est passé de l’état animal à celui d’être de culture), et qu’il permet en conséquence qu’advienne un sujet tant social que psychique mature, libre et responsable. Si nous sommes d’accord avec cette proposition, nous pouvons alors continuer. Seconde idée, l’adolescence porte en elle la problématique même de la confrontation à l’autorité. Lorsque cette adolescence se déroule sur le terreau d’une enfance souffrante comme c’est le cas pour les adolescents que l’éducateur rencontre, elle est alors augmentée par divers traumatismes issus d’un environnement défaillant, insécure, engendré par des parcours de vie chaotiques. Nous ne pouvons ici revenir sur cette thématique largement publiée au travers des travaux psychanalytiques et renvoyons le lecteur vers l’abondante bibliographie sur l’adolescence et la psychopathologie de l’adolescence.
Ontongenèse de l’autorité,
Reprenons la thèse Freudienne sur la naissance de l’autorité au cours du développement de l’enfant. S.Freud postule chez l’enfant un impérieux besoin d’amour et la crainte de le perdre comme fondement de l’autorité dans l’acte d’obéissance ; « La crédulité de l’amour devient une source importante, sinon la source originelle de l’autorité ».[4] « Le mal au début est-ce pourquoi on n’est menacé de perdre l’amour ».[5]
G.Mendel, dans son Histoire de l’autorité [2003], pose l’hypothèse d’une terrifiante crainte d’être abandonné, d’une crainte profondément ancrée chez l’enfant de perdre l’objet d’amour, c’est à dire ses parents. Là se situeraient les raisons de son obéissance, les raisons pour lesquelles il se soumet à l’autorité. G.Mendel pose l’autorité comme symptôme du sentiment abandonnique[6]. Sous la crainte de perdre l’amour de ses parents, l’enfant se soumet et obéit.
L’alliance,
Avec l’aide des thèses Freudienne et Mendélienne nous proposons l’idée suivante : Pour qu’un adolescent confié à un internat éducatif adhère à l’autorité des adultes, c-a-d à celle des éducateurs (ce qui, rappelons-le est, en soi, un effort toujours remis au travail), il faut, peu ou prou qu’il est quelque chose à perdre s’il ne se soumet pas ou qu’il ait "quelque chose" à gagner s’il se soumet. Du reste, ne dit-on pas d’une personne "qu’elle n’a plus rien à perdre" et qu’en conséquence l’univers de tous les possibles lui est ouvert ? Ce "quelque chose" mérite ici d’être défini, car il est cœur de la problématique. Ce qui risque d’être perdu ce peut être la place au foyer [7], la perte d’une relation singulière tissée avec un éducateur, perdre la bienveillance d’une équipe éducative, d’un foyer ; foyer et bienveillance étant entendus ici comme le holding et le hanlding winnicottien[8]. Nous retenons de notre expérience éducative et d’encadrement que, sans alliance avec l’adolescent (alliance au sens où l’adolescent a quelque chose à gagner dans la relation avec l’institution mais déclenchant dans le même temps de possibles conflits de loyauté dans la relation avec ses parents) il semble bien difficile de créer ce sentiment du "quelque chose" à perdre sur lequel se fonderait l’adhésion à l’autorité. Ici se situe, pour partie, la problématique de l’autorité du côté de l’adolescent.
La position,
Venons-en maintenant au centre de notre propos, en introduisant l’autorité du côté de l’éducateur. L’autorité est alors avant tout affaire de positions. Position interne (le sujet psychique), position externe (la fonction assignée). De cette dialectique (car les deux positions s’entremêlent) naît une position d’autorité. Si l’une des deux est mise à mal, c’est tout l’édifice qui chancelle pour parfois sombrer comme l’atteste la fermeture d’établissements où, pour parler vite, les adolescents avaient pris le pourvoir. Qu’entendons-nous par position ? La position interne a trait au ressort psychique de l’éducateur. Nous parlons ici de ce qu’il en est de la part consciente et inconsciente "d’indestructibilité" du sujet face à l’attaque de l’autorité vécue psychiquement par le sujet comme attaque du sujet. La question de la position psychique de l’éducateur face aux transgressions est ici centrale pour comprendre ce qui se joue lorsque l’éducateur est au prise avec le "oui" ou le "non" en tant que réponse potentielle à donner (sachant que le non déclenchera les hostilités). En un mot un éducateur qui a peur, qui n’est pas suffisamment sûr de sa position (en tant qu’il ne sera pas détruit pas les transgressions) ne peut produire quelconque autorité. Il ne peut faire autorité.
L’autorité ne peut s’exercer sereinement et donc produire des effets dans la réalité de l’action éducative qu’à condition d’être portée par un sentiment conscient et inconscient que l’attaque portée par l’adolescent (la transgression, l’acte violent) ne pourra ébranler ni la conviction éducative intrinsèque, ni les ressorts psychiques de l’éducateur, et encore moins les positions éducatives défendues dans l’établissement (le pas de côté, le contre-pied, la bienveillance par exemple). Si cette position est tenue, elle produira dans la plupart des cas, à court ou moyen terme, des effets.
Exercer l’autorité auprès d’adolescents le plus souvent déchirés par des histoires de vies qu’aucun romancier ne songerait imaginer, c’est porter au plus profond de soi-même ce sentiment que rien ne pourra me faire disparaître en cas d’attaque, car la recherche de l’adolescent est bien celle-là comme nous l’a enseigné Winnicott[9]. Paraître et être "indestructible" face aux attaques adolescentes est faire autorité… Touché, affecté, l’éducateur entrera dans des replis défensifs, comme accéder à toutes les demandes pour éviter l’affrontement, ou encore « il (l’adolescent) n’a plus sa place ici ».
Là se pose la question du soutien concédé à l’éducateur. Soutien de l’équipe (quels outils ?), soutien de l’encadrement (comment prend-on en compte le vécu psychique de l’éducateur face au malaise qui naîtra immanquablement ?). S’il y a déficit de la position interne pour quelques raisons que ce soient soit par défaillance propre du sujet, soit par défaillance du soutien apporté à l’éducateur, nul doute que l’exercice de l’autorité vacillera plongeant dans le même temps l’adolescent dans ses affres (fantasmes de toute puissance, prima du principe de plaisir, autodestruction).
La position externe, elle, renvoie à la fonction assignée par l’institution au sujet. Ici, il est maintenant question de la position cadre (chef de service, directeur), car point d’exercice de l’autorité en internat éducatif si le cap n’est pas clairement identifié et suffisamment visible et lisible. La position (au sens de l’organisation) participe ainsi de l’exercice de l’autorité car renvoyant vers la légitimité dans l’exercice de l’autorité. En considérant l’internat éducatif comme lieu oedipien, c'est-à-dire comme lieu où vont se jouer et se rejouer les enjeux de la petite enfance chez l’adolescent (et n’oublions pas que l’histoire des adolescents que l’éducateur rencontre est le plus souvent particulièrement douloureuse), il est alors possible de penser la vie de l’institution autour du schéma organisationnel (la triade) dégagé par la psychanalyse. Ainsi, la position cadre (et plus particulièrement celle de la personne exerçant la fonction de direction sans distinction de sexe) se situe alors dans l’énoncé de la limite, là où il n’est pas possible de se rendre pour l’adolescent comme pour tous membres de l’équipe éducative. En un mot une position paternelle en ce sens qu’elle nomme la limite. Si cet énoncé est flou, peu lisible, énonçant des injonctions contradictoires[10], ou porté par un sujet en fragilité personnelle, l’autorité sera alors sérieusement mise à mal. Il revient donc à l’équipe encadrante deux missions : celle du soutien et celle du cap fixé, de l’énoncé de la limite, car limites, il est nécessaire de dire sinon la Loi (celle à laquelle les Hommes[11] sont soumis), elle, se chargera de la marquer et il sera alors peut-être trop tard pour penser et agir quelques actions éducatives que ce soient.
Réflexions sur la limite,
Dans le cadre de la prise en charge d’adolescents, il semble difficile (et cela n’est en fait pas souhaitable) d’exercer l’autorité sans énoncer la limite. Alors quelles limites pour quelles fonctions dans l’action éducative auprès d’adolescents ?
Deux positions semblent se présenter à nous : L'une est celle qui consiste à énoncer que malgré toutes les transgressions qui pourront avoir lieu de la part de l’adolescent rien ne viendra ébranler la position institutionnelle et celui-ci aura toujours sa place (sans préjudice d’éventuels actes relevant de l’intervention judiciaire). La Loi (concept éminemment versatile car ce qui est autorisé un jour ne l’est plus le lendemain, en ce sens la notion de délinquance est pure création) est alors la seule limite que se fixe l’institution. En un mot, attendons que l’adolescent comprenne que ses attaques du cadre ne mettra pas définitivement en péril sa place et sera dans l’après-coup (au sens psychanalytique du concept) repris pour en dégager les sens conscients et inconscients. Une première expérience eut lieue au début du XXe siècle avec Aicchorn[12]. Ici se situe, à notre sens, l’une des formes de l’exercice de l’autorité dans le champ éducatif spécialisé car renvoyant à l’adolescent la part indestructible des adultes l’entourant comme forme d’autorité et de bienveillance. La limite est ainsi renvoyée non plus sur l’institution et ses représentants, mais sur celle de l’adolescent lui-même puisque la seule limite fixée serait la disparition de l’institution sous les "coups de boutoirs" de l’adolescent. Si elle survit (mais certaines meurent), elle fera alors autorité auprès de l’adolescent. De nombreuses situations cliniques peuvent illustrer cette thèse.
L’autre position est celle qui consiste à fixer des limites internes à l’établissement (en réalité les limites propres de chaque sujet exerçant dans l’institution venant s’incarner dans le décalogue institutionnel). Limites, qui, si elles sont dépassées, provoquent des réponses variées. Mais que se passe-t-il alors si transgression de la limite il y a ? Ici se situe, nous semble-t-il, le nœud du problème pour les équipes éducatives. Le débat incessant sur la sanction ressurgit et nous le qualifions de véritable "tarte à la crème" car s’écartant du débat sur l’autorité. Comment exercer une autorité sans que, dans le même temps, la question de la sanction ne soit posée ? Véritable pis-aller cette question (et la réponse "Pavlovienne" transgression = sanction) ne répond en rien au problème posé de l’autorité. Nous soutenons ici que la vraie question est celle des limites que se fixe l’institution admettant dans le même temps qu’elles ne sont que l’incarnation dans la réalité des propres limites des individus dans la prise en charge des adolescents. Ces limites doivent alors être définies (cf. Le règlement de fonctionnement et le règlement intérieur) et approuvées, même à minima, par les professionnels exerçant dans l’établissement. Elles peuvent être légitimes en ce sens elles fondent le projet d’établissement et permettent à tout à chacun de se repérer. Le "revers de la médaille" est qu’en cas de transgressions s’enclenche presque automatiquement un "appel à sanction" ; Un appel au père dirons-nous. Père chargé de faire respecter les limites par l’usage de la sanction. Ses sanctions ne sont finalement que le fruit de l’édition des limites qui elles-mêmes créent la notion de transgression, comme la Loi crée le délit. La boucle est ainsi bouclée.
Nous avons tenté d’éclairer un peu le débat sur l’autorité dans le champ de l’éducation spécialisé (et plus particulièrement dans le cadre de la prise en charge d’adolescents en internat éducatif) en retenant les idées d’alliance, de positions et de limites. Conscient des limites de notre propos, (le sujet à lui seul nécessiterait un ouvrage) nous notons que tout approfondissement de cette discussion participe également à son brouillage car éveillant la complexité du sujet mettant à mal, dans le même temps, les idées reçues. Concluons sur notre conviction forgée à la lueur de notre expérience : l’exercice de l’autorité dans le cadre de la prise en charge d’adolescents est avant tout affaire de positions internes, de positions et de dispositions psychiques à résister face aux attaques adolescentes plus que de positions institutionnelles même si celles-ci facilitent à minima son exercice. C’est pourquoi, en renvoyant l’exercice de l’autorité sur les limites internes du sujet (c-a-d les professionnels en charge des adolescents) nous devons ré-affirmé l’indispensable travail consistant à accompagner les éducateurs[13] (soutien, écoute, parole) dans cette démarche personnelle qui consiste, un jour, à faire autorité.
Hervé Copitet
Chef de service éducatif
Doctorant-chercheur en sciences de l’éducation. Paris 5.
Mars 2004
Bibliographie
A.AICHHORN : Jeunes en souffrance. Champ social. Collection psychanalyse.
E. DURKEIM : Le suicide. P.U.F
S. FREUD : Totem et Tabou. Oeuvres complètes. P.U.F
S. FREUD : Trois essais sur la théorie sexuelle. P.U.F
S. FREUD : Le malaise dans la culture P.U.F
G . MENDEL : Une histoire de l’autorité. La découverte.
H. SEARL : L’effort pour rendre l’autre fou. Gallimard
D. WINNICOTT : Processus de maturation chez l’enfant. Payot.
D.WINNICOTT : La délinquance signe d’espoir in Conversations ordinaires.
[1] In Le suicide. P.U.F.
[2] Entendu ici comme titre générique sans distinction de sexe.
[3] S. Freud. Totem et Tabou.
[4] S. Freud in Trois essais sur la théorie sexuelle.
[5] S .Freud in Le malaise dans la culture.
[6] G.Mendel in Une histoire de l’autorité.
[7] Ici se trouve l’un des fondements du discours sur la place du jeune entendu dans les internats ; en un mot « virons-le »
[8] D.W. Winnicott in Processus de maturation chez l’enfant.
[9] Lire ou relire sur le sujet l’article « La délinquance signe d’espoir » in Conversations ordinaires.
[10] Lire sur le sujet H. Searl in L’effort pour rendre l’autre fou.
[11] Entendu ici au sens anthropologique
[12] A.Aichhorn Jeunes en souffrance.
[13] Au sens générique du terme.