" Les Manuels de savoir-vivre de la belle époque assuraient avec ensemble que la curiosité est un vilain défaut. C'est aussi une qualité rare, tout dépend évidemment de l'objet et des intentions. Au seul sens qui importe ici, elle exige au départ une attitude à l'opposé de l'égocentrisme.
Ou bien, sous la pression d'un milieu, d'un métier, l'individu se résigne peu à peu à évoluer en circuit fermé, tournant en rond dans les mêmes décors, piétinant ses propres traces, confronté à des situations analogues, et ruminant les mêmes cogitations ... L'expérience prouve hélas que cette manière d'être, ou ne pas être, reste à la fois la plus inconsciente et la plus répandue. Elle évoque péniblement l'image d'une coquille durcie, pétrifiée, dont nulle spirale n'amorce l'évasion.
Ou il parvient à éviter cet encerclement et demeure ouvert à tout ce qui est autre, situation plus aventureuse car elle comporte inévitablement des chocs et des erreurs, mais aussi seule favorable aux accomplissements personnels. La curiosité ajoute encore à cet état de vacance et d'attente. C'est un mouvement vers les choses qui exige en premier lieu une distinction claire de ses propres limites. A partir de cet inventaire naissent des vides qu'il faut remplir, des énigmes qu'il faut résoudre, d'ou cet élan interrogatif qui ne peut surgir qu'à un certain niveau de conscience. 1 "
Je trouve que ce texte introduit parfaitement ce document, qui est il est vrai le compte-rendu d'une recherche, fruit de ma propre curiosité. Si la curiosité est une qualité, elle induit parfois des situations difficiles, comme le dit Samivel, des chocs et des erreurs. Ce travail de mémoire, d'ailleurs, met en évidence un certain nombre d'erreurs de jugement de ma part, car la réalité telle que je la perçois à l'issue de ce travail ne me permet plus d'avancer les affirmations que j'avais au départ, et dont je vais vous présenter l'essentiel maintenant.
En résumé, ce qui a motivé ce travail de recherche, c'est l'intérêt que je porte depuis de nombreuses années à l'éthique dans le domaine social. C'est pourquoi dès le début de ma formation, j'étais désireux de réaliser un travail de recherche sur ce thème des valeurs. J'ai lu dans ce but un nombre important d'ouvrages et collecté de multiples informations. C'est ainsi que, dans le courant de ma formation en emploi, j'ai découvert un ouvrage1 de C. Paquette, qui aborde la question des valeurs sous un angle particulier. En effet cet auteur approche l'éthique professionnelle en examinant le lien entre les valeurs prônées par l'éducateur et ses actes quotidiens.
La lecture de cet ouvrage m'a tout de suite enthousiasmé, car je trouvais très pratique cette approche de C. Paquette composée de concepts simples et clairs. Leur utilisation semblait aisée; il m'a paru alors possible d'évaluer la cohérence existant entre ma manière d'agir sur le plan professionnel et deux de mes valeurs de référence "la justice et l'amour du prochain", par l'intermédiaire des grilles d'analyse que propose C. Paquette. En effet, au départ de ce travail, je considérais que ma manière d'agir correspondait à mon aspiration à vivre l'amour du prochain et la justice avec les enfants dont j'ai la responsabilité. Il me paraissait clair qu'agir justement et avec amour, c'était intervenir de façon équilibrée, sans imposer à l'enfant un projet.
L'objet de mon travail a donc été de mettre en pratique la démarche d'analyse de C. Paquette qui devait permettre d'identifier ma manière d'agir sur le plan professionnel et de voir si celle-ci correspondait à mes convictions personnelles. Je pensais, au départ de ce travail, que cela serait assez facile grâce aux outils proposés par C. Paquette et je n'avais aucun doute quant à la faisabilité de ce projet.
Pour réaliser cette recherche, j'ai donc choisi le modèle de C. Paquette comme référence théorique, endossé la démarche qu'il présente dans son ouvrage1, et j'ai réalisé vingt observations issues de mon travail quotidien dans l'institution où je suis éducateur afin, d'évaluer le niveau de cohérence de mes actions éducatives à l'aide des procédures prévues par C. Paquette. Je travaille depuis septembre 1994 dans le home pour enfant LA BERALLAZ auprès d'enfant dit "cas sociaux", auparavant je travaillais au centre social et curatif de St Barthélémy auprès d'handicapés mentaux adultes. Ce changement de contexte professionnel n'a pas manqué d'influencer le cours et les conclusions de cette démarche.
Les résultats de cette recherche m'ont alors beaucoup surpris. J'ai été ébranlé dans mes convictions. L'objectif d'évaluer la cohérence entre deux de mes valeurs et ma manière d'agir s'est avéré irréalisable. Je me suis d'abord trouvé confronté à la difficulté de définir mes deux valeurs de références. En effet, j'ai récolté nombre d'informations à leurs sujets, mais je n'ai pas réussi à les insérer dans le modèle de C. Paquette.
Deuxièmement, j'ai soumis les observations que j'avais récoltées à mes collègues de travail. Et durant ces échanges, les interprétations volontiers univoques que je faisais se sont révélées équivoques, et les situations décrites apparaissaient bien plus complexes que je ne les avais perçues au départ. J'ai découvert alors combien les interventions éducatives comportent un côté paradoxal et j'ai commencé à douter de la faisabilité de mon projet.
Troisièmement, l'étape d'analyse des interventions à l'aide des grilles de C. Paquette s'est avérée très difficile et les résultats obtenus ont achevé de me convaincre de l'impossibilité d'examiner aussi simplement que le propose l'auteur le lien concret existant entre mes valeurs et ma manière d'agir.
J'ai ressenti alors un sentiment pénible d'échec, car je n'arrivais pas à atteindre l'objectif que je m'étais fixé. Par contre, l'analyse de ma pratique journalière a permis de mieux éclairer la spécificité de mon travail comme éducateur spécialisé et de mettre en évidence les enjeux de celui-ci. Après avoir appliqué tant bien que mal la démarche de C. Paquette, j'ai tenté de prendre du recul et de réfléchir sur ce qui m'a paru être une impasse. C'est avec ce recul que je peux dire avoir dépassé le sentiment d'échec, car cette démarche m'a permis d'être plus prudent quant à l'enthousiasme que peuvent générer chez moi des approches schématiques de la réalité.
Dans la citation en préambule, Samivel affirme que ces chocs et erreurs sont favorables aux accomplissements personnels. Je pense donc que cette démarche tâtonnante que j'ai entreprise, malgré toute la marge d'erreur et de subjectivité qu'elle comporte, s'est avérée utile.