Numéro 677, 11 septembre 2003
Être père aujourd'hui, un rôle qui n’est plus donné par la fonction
Désormais l’homme doit faire sa place dans le couple auprès des enfants. Il ne peut plus compter sur un pouvoir conféré automatiquement : on ne naît plus père, on le devient. Et cela en lançant des défis à la société, à soi-même, à la mère, à l’enfant. Analyse d’une mutation
La paternité ne serait plus ce qu’elle était. Pour preuve : les articles, ouvrages et colloques qui depuis une trentaine d’années se multiplient sur un thème longtemps monolithique et quasiment inexploré. Les bouleversements engendrés par mai 68, la fin déclarée — et votée en juin 1970 — de la puissance paternelle au profit de l’autorité parentale donnent alors naissance à une série de questionnements et de remises en cause dont Françoise Hurstel dans La déchirure paternelle (PUF) sélectionne les principaux témoignages. Relevons, parmi la pléthore de titres qui annoncent « la mort du père », les plus significatifs comme Vers une société sans père de A. Mitscherlich ou Requiem pour papa de Origlia. Quelques années plus tard (années 80- 90) on passe de l’exclusion du père à son « utilité ». Là encore, les intitulés sont symboliques des interrogations qui traversent le monde des pédopsychiatres et des éducateurs : ainsi de A. Naouri qui revendique Une place pour le père ou de l’Association française du conseil conjugal qui, à l’occasion d’une journée d’études lance un « Cherche père désespérément ». Plus sobre, le congrès des psychologues s’interroge, en 1993 : Que reste-t-il du père ?
Pourtant, les mises à mal du pater familias ont commencé bien avant 1968 et la sociologue Christine Castelain Meunier [1] rappelle que la Révolution française de 1789 a précipité la remise en cause d’une toute-puissance par ailleurs déjà bien entamée par les philosophes des Lumières. Ainsi Diderot, emprisonné entre autres pour s’être marié contre la volonté de son père reçoit de celui-ci une lettre l’accusant d’avoir « offensé la religion, le roi et l’ordre paternel ». On voit par là la symbolique entre le régicide de Louis XVI et la « mort du père », illustrée par la formule fulgurante de Balzac dans Les mémoires de deux jeunes mariés : « La République a coupé la tête à tous les pères de famille ». Néanmoins, ceux-ci vont encore avoir de beaux jours devant eux car n’oublions pas que ce n’est qu’à partir de 1792 que les majeurs ne seront plus soumis à la puissance paternelle, que la loi sur la déchéance paternelle sera votée seulement en 1889, celle sur les mauvais traitements à enfants en 1898 et qu’il faudra attendre 1935 pour voir supprimée officiellement la correction paternelle. À partir du XIX° siècle, d’ailleurs, rappelle Edwige Rude Antoine, juriste et ethnologue [2] « Le père est celui que les noces désignent » et c’est la conjugalité qui légitime la paternité. Mais l’évolution des mœurs a bouleversé cette conception et, constate-t-elle, la nouvelle loi sur la refonte de l’autorité parentale du 4 mars 2002 reflète la nouvelle réalité de la famille : accroissement des naissances hors mariage, augmentation des divorces, familles recomposées… Les pères non mariés ou divorcés continuent à peu voir — ou pas du tout — leurs enfants, d’où la volonté législative de revaloriser la place de chacun et de formaliser la responsabilité commune des deux parents dans l’éducation de leur progéniture. Toutefois il est encore tôt pour juger de l’efficacité de cette loi : « Si le terme de coparentalité est porteur d’espoir, il n’en reste pas moins vrai, craint la chargée de recherche au CNRS, que c’est une notion très difficile à mettre en œuvre ». Il n’empêche que la situation des parents (mariés, pacsés, divorcés) s’efface de plus en plus au profit de l’intérêt supérieur de l’enfant. « Conjugalité et parentalité ne sont plus données comme un tout cohérent de la famille moderne » relève C. Castelain Meunier dans Cramponnez - vous les pères (Albin Michel) et il est très réducteur, comme certains sont tentés de le faire, d’amalgamer les modifications de l’exercice de la paternité à la prise d’autonomie des femmes dans les années 1970. Il s’agit là d’un élément à ajouter à tous ceux qui, depuis une centaine d’années, ont transformé l’institution paternelle. C. Castelain Meunier : « Comparé au père moderne, le chef de famille traditionnel jouissait d’une paternité cohérente. L’homme assurait la reproduction sociale et économique de la famille, alors que la femme était tournée vers l’entretien des besoins biologiques et domestiques (…) La paternité moderne est fragilisée par le fait que, désormais, la femme peut accéder aux mêmes fonctions que l’homme, tout en mettant les enfants au monde. La complémentarité traditionnelle n’a plus de légitimité. Le champ de la paternité n’est plus circonscrit car il perd une partie de sa spécificité » et F. Hurstel : « Nous vivons une période de transformation historique où se fragilise l’exercice de la fonction paternelle. » Pour autant, pondère-t-elle, « ce constat de la mort d’une forme traditionnelle de la paternité et de son autorité désuète » ne signifie pas la disparité de l’indispensable fonction paternelle : au prix de questionnements et de remises en cause parfois douloureuses, les pères doivent s’engager sur des voies nouvelles et c’est ainsi que « au cœur même du malaise dans la paternité » pourra émerger « la création d’un nouvel espace paternel ». Vision identique chez C. Castelain Meunier : « Le rôle n’est plus immédiatement donné par la fonction. La paternité moderne intègre une différence culturelle, économique et sociale moins significative entre l’homme et la femme. Du même coup elle peut être plus riche car plus improvisée mais aussi plus fragile, plus incertaine. »
L’un des aspects les plus aisément décelables des changements intervenus ces dernières années dans l’appréhension de la fonction paternelle est sans doute la participation du père à la grossesse, à l’accouchement de sa femme ou compagne et à la relation précoce au nouveau-né. Il ne faut pas toutefois assimiler ce que l’on a un peu hâtivement surnommé les « papas-poules » à des « mamans bis. » « La difficulté est bien de prendre sa place dans le duo mère - enfant sans singer la mère, tout en restant soi-même, c’est-à-dire homme, viril, alors qu’on intervient en jouant un rôle effectué autrefois par des femmes » reconnaît C. Castelain Meunier - ce à quoi, dans Pères et bébés (L’Harmattan), Jean Le Camus répond d’évidence : « Le père n’est pas la mère (..) Dès la naissance le père se représente, se désigne, se nomme comme père » Dans son émouvante Lettre à une mère (L’iconoclaste), René Frydman décrit les instants qui précèdent la naissance : « Je dis au père : « c’est peut-être mieux que vous soyez du côté de votre femme, près de son visage ». L’homme vient s’asseoir derrière elle, la prend dans ses bras, ils forment ainsi une espèce de corps à deux. Ils s’unissent à nouveau pour la naissance (…) L’accouchement ressemble à une séparation de la mère et de l’enfant. N’est-il pas plutôt leur première rencontre ? (…) Puis le père les rejoint par la parole, les gestes. Les mots qui se disent alors à trois sont à eux…». Car si le père moderne a à inventer une relation plus proche, plus affective, plus « domestique » avec son enfant, cela requiert l’accord de la mère. Pour preuve : dans les cas de séparation, la garde de l’enfant étant toujours très majoritairement confiée à cette dernière, l’amour et la volonté du père suffisent rarement à maintenir les liens. « Le détachement que les hommes opèrent par rapport aux modèles traditionnels de la paternité se fait en interaction avec les femmes, constate C. Castelain Meunier. Les difficultés de stabilisation de la paternité contemporaine reflètent un malaise qui traduit la recherche d’ajustements par rapport à l’évolution de la condition féminine ». Mais si la route n’est pas toute tracée, l’aventure vaut d’autant plus la peine d’être tentée : « On ne naît pas père moderne. On le devient. En lançant des défis à la société, à soi-même, à la femme, à l’enfant » Alors : Cramponnez-vous, les pères !
Mireille Roques
[1] « La paternité » - collection Que sais-je ? PUF
[2] Intervention à l’occasion du colloque « Figures du père à l’adolescence » - Mars 2003