Masculin, le genre l'emporte encore sur le féminin
Par Daniel WELZER-LANG
mercredi 28 juillet 2004
Daniel Welzer-Lang sociologue, maître de conférences à l'université Toulouse-Le Mirail. es sociologues de la famille, du genre, des sexualités sont globalement d'accord et les débats récents sur le mariage homosexuel en sont une énième preuve : la famille change ; une nouvelle fois, serait-on tenté de dire. Contrôle de la reproduction (droit des femmes à la contraception et à l'avortement) et baisse des naissances, transformation du nous conjugal au profit d'une montée postmoderne de l'individualisme conjugal (François de Singly, Libération d'hier), multiplicité des modèles d'union, etc., sont autant de signes de ces changements. Si différentes recherches, de nombreux points de vue, se sont intéressées aux femmes, en revanche les évolutions des hommes, leurs adaptations aux nouvelles donnes conjugales et familiales, me semblent nettement moins discutées. Le féminisme a imposé l'idée d'égalité, que celle-ci se décline en parité, en partage des tâches, en double carrière professionnelle ou en lutte contre les violences masculines subsistantes. Bien sûr, la domination masculine perdure. Le nier relève de la cécité. Parfois, notamment dans les lieux de pouvoir, elle déborde encore de partout, empêchant les femmes d'accéder à l'égalité. Les résistances masculines sont tenaces. Parfois aussi, grâce à l'action de femmes pionnières, l'aide de quelques hommes progressistes (dont il reste aussi à retracer l'histoire), la domination s'est diluée, transformée, recomposée ; notamment dans la sphère domestique, les vies conjugale et familiale, qui furent longtemps considérées comme centrales dans la reproduction patriarcale. Dans les discours, l'égalité des sexes est aujourd'hui une valeur moderne intégrée à nos démocraties. Un vrai problème est que beaucoup d'hommes supportent l'égalité de genre, sont prêts à soutenir les femmes et les homosexuel(le)s, mais pensent encore que l'égalité ne les concerne pas. Comme d'autres pensent qu'il suffit d'être dominé(e) pour avoir raison en tout. A l'université, les études «genre» émergent. On commence même parfois dans les recherches à écouter, à essayer de comprendre les femmes ET les hommes, à ne pas se satisfaire de la simple substitution du terme «femme» par «genre». Les hommes aussi sont des êtres pensants, vivants. De la même manière qu'il est (encore) utile de rappeler que les gays et les bisexuels sont aussi des hommes, que les couples homme-homme sont aussi des couples, des familles, il n'est jamais inutile de rappeler qu'un rapport social (le rapport homme-femme en est un) est composé de multiples interactions qu'on ne peut limiter à la seule reproduction de l'ancien ; même si nos outils théoriques sont souvent plus aptes à étudier la reproduction de la domination qu'à en étudier les changements. Concernant les couples, nous avons assisté à la recrudescence des mariages entre hommes et femmes, à une nouvelle popularité de l'amour-fidélité. Mais cela dans une vision sérielle du couple, une relative conscience de la succession probable de périodes où l'on vit en couple et d'autres où l'on est célibataire. Quand, dans un amphi de première année de sociologie de Toulouse, on demande à quelque 400 étudiants et étudiantes d'une vingtaine d'années : «Qui pense vivre un même couple toute sa vie avec la même personne ?», seules une dizaine de mains se lèvent. De même, comme l'annonçait Michel Foucault dès 1984, dispositif d'alliance (mise en couple, transmission du nom et des biens...) et dispositif de sexualité (formes, souvent normalisées, de rencontre des corps et des désirs) ne se recouvrent plus entièrement, voire s'autonomisent. Le succès de l'échangisme et le développement dans le monde hétéro de la «sexualité récréative», déjà largement utilisée par les gays (cybersexe, salons de l'érotisme...), en attestent. Bien sûr, il y a toujours eu pour les hommes le couple maman-putain, mais aujourd'hui les hommes et les femmes veulent s'amuser ensemble, ce qui n'interdit pas, d'ailleurs, des formes de recomposition de domination masculine. Et le couple, ou le modèle du «deux», évolue aussi. Sans doute faut-il commencer à penser autrement l'union entre adultes. Des fondateurs du Pacs avaient eu l'idée d'étendre l'union civile à plusieurs personnes, certains modèles de «coparentalité» vécus par des homosexuel(le)s en sont des exemples actuels. Si les couples et les familles changent, les individus qui les composent aussi. Seuls quelques nostalgiques du patriarcat de nos aînés, en particulier ceux qui transforment un conflit avec une femme en conflit avec toutes les femmes, ceux et celles centré(e)s sur des analyses victimistes ou des professionnel(le)s du malheur peuvent prétendre le contraire ou le regretter. Bien sûr, il y a les violences faites aux femmes. Quelles que soient les polémiques, elles concernent un homme sur dix ou, dans une définition plus restrictive comme le proposent Elisabeth Badinter ou Marcela Iacub (en limitant aux seules violences physiques exercées dans les douze derniers mois), un homme sur vingt, soit près de 416 228 hommes. C'est beaucoup, et il est évident que l'accompagnement social de ces hommes (et de tous les hommes qui éprouvent des difficultés d'adaptation entre la norme virile et les réalités modernes) est une question d'actualité sur laquelle la France a un net retard par rapport à d'autres pays. Reste que les violences faites aux femmes sont pratiquées par une minorité d'hommes. Neuf hommes sur dix qui vivent en couple, tout en vivant au sein d'une société encore sous domination masculine, ne sont pas violents avec leur compagne ! Et tous les hommes n'ont pas des comportements virilistes avec les femmes, ou avec les hommes. Il serait d'ailleurs temps d'entendre les liens entre homophobie entre hommes et domination des femmes. Dans les pratiques privées, conjugales ou familiales, les hommes aussi changent. Mais ils ne changent pas comme les femmes aimeraient les voir changer. Hommes et femmes sont confronté(e)s à des normes asymétriques produites par des éducations encore différenciées selon le sexe. Ainsi, j'ai facilement montré comment, dans les couples hétéros, les femmes, par souci d'être reconnues comme de bonnes épouses et de bonnes mères, par pression de l'entourage et des stéréotypes, nettoient avant que ça ne soit (trop) sale. On assimile les femmes, leur intérieur psychique, à la propreté (ou au rangement, ce qui revient ici au même) de l'espace domestique : quand c'est sale chez elles, c'est sale en elles, en quelque sorte. Pour les hommes, en tout cas ceux qui effectuent le travail domestique, ceux qu'on a habitués à ne pas trop déranger quand on apprenait à leurs soeurs à nettoyer, ceux-là nettoient quand ils voient que c'est sale, chacun(e) ayant son seuil-plancher. Les femmes sont préventives et les hommes sont curatifs, du moins dans les constructions sociales habituelles, liées à la domination. Cela explique que certaines femmes montrent parfois le désordre de leur intérieur pour signifier qu'elles ne sont pas, elles, des femmes soumises. On retrouve cela dans l'érotisme. Dans ce que j'ai appelé la «maison-des-hommes», les lieux (stades, vestiaires, rues...) où les garçons apprennent entre eux, et en admiration devant les grands hommes, à devenir des hommes, à se distinguer des femmes et de leurs équivalents symboliques que sont les homosexuels, les garçons dans leur écrasante majorité s'initient entre eux, avant même la puberté, aux joies de l'érotisme en feuilletant ou en visionnant du porno. Ils apprennent ainsi un érotisme discontinu où les corps sont segmentés, où l'excitation est effectuée sur des femmes extérieures à leur quotidien ; quand les femmes apprennent ailleurs les liens désirs-amours, l'érotisme continu avec un avant et un après, une ambiance... Et notre dernière étude européenne est formelle : quand les hommes modernes sont confrontés à un conflit, au travail, dans leur couple ou dans leur famille, ils fuient. Ils ne frappent plus, ils ont intégré ce nouveau tabou moderne sur les violences, mais n'ont pas encore les mots pour dire, pour parler. Là où leur compagne aimerait discuter, rationaliser par des mots, eux s'en vont. Les hommes fuient, que les couples soient homos ou hétéros. Les dynamiques des changements sont aussi surprenantes. Dans les (jeunes) couples hétérosexuels, le débat est vif, parfois houleux. Suite aux revendications et aux exigences des femmes, les hommes ont changé. Nos enquêtes montrent qu'ils l'ont fait de manière curieuse ; en tout cas, peu abordée par la sociologie. Face aux demandes féminines de partage des tâches, d'une plus grande présence masculine dans le domestique et pas seulement quand des invité(e)s sont présent(e)s , les hommes résistent, renâclent, fuient... C'est après la première rupture, lors du célibat postconjugal, qu'ils intègrent certaines critiques, qu'ils mettent en oeuvre des éléments d'autonomie, qu'ils arrivent à traduire, à leur façon, les critiques. Puis c'est la seconde compagne qui profitera alors réellement de la participation masculine. Dans ce nouveau couple, l'homme s'investit plus et sa compagne lâche la pression, prend plus de distance avec les stéréotypes dits féminins. Mieux vaut être la seconde compagne que la première... Et on commence à apercevoir quelques femmes qui affirment : «Moi, je ne sais pas faire... et je n'ai pas envie d'apprendre. Comment fait-on pour le partage ?» Quant à la paternité, loin de la garde alternée une semaine sur deux que l'on rencontre de plus en plus dans certains couples relativement égalitaires, certains hommes notamment ceux qui ne prenaient pas en charge les enfants avant la séparation éprouvent le besoin, pour se réassurer et assumer au mieux la prise en charge des enfants, de prendre de la distance entre eux et la mère de leur(s) enfant(s) ou d'allonger l'alternance (une année sur deux, par exemple). La proximité avec leur ex-compagne semble être un obstacle à leur prise de responsabilités. Bref, la bonne volonté égalitaire ne suffit pas à résoudre le solde de la domination masculine. Entrés tardivement dans la marche vers l'égalité de genre, les hommes doivent trouver de nouveaux modèles d'être, de vivre, de dire... Dans les couples, dans les familles comme au travail. Sans doute ont-ils encore quelques privilèges à perdre, mais auront-ils le choix ? Même s'ils résistent, les stéréotypes virilistes sont contestés de toute part, par les femmes comme par les gays ou les hommes égalitaires. Un vaste chantier s'ouvre à nous : comment solder plus de cinquante siècles de domination masculine ? Le chantier est vaste, les hommes y ont toute leur place.
Dernier ouvrage paru, Les hommes aussi changent, Payot.