La coparentalité fige la famille dans le «tout-biologique»

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La coparentalité fige la famille dans le «tout-biologique»

Questions de famille Rendu indispensable par la multiplication des divorces et inscrit dans la loi en mars 2002, ce principe maintient la primauté des liens du sang en dépit des réalités de la famille recomposée.
La coparentalité fige la famille dans le «tout-biologique»

Par Benoît BASTARD et Laura CARDIA-VONÈCHE


mercredi 04 août 2004


 
 
   
   epuis mars 2002 nous vivons dans un nouveau régime de l'autorité parentale : le principe de la «coparentalité» régit l'ensemble de la prise en charge des enfants. Autrement dit, les parents, qu'ils soient en couple ou séparés, sont supposés s'entendre sur les principales décisions qui concernent leur progéniture. On veut débattre ici des conflits de valeurs que génère cette réforme : comment pourrait-on s'opposer aux idées d'égalité entre les sexes et de continuité dans la prise en charge des enfants qui sous-tendent la coparentalité ? Pourtant, ce nouveau «modèle» de la parentalité ne va-t-il pas contre d'autres valeurs, d'une égale importance, le pluralisme des manières d'être en famille et l'autonomie des parents dans leur rôle éducatif ?

Le nouveau régime de la parentalité qui a été adopté parmi les réformes du droit de la famille menées par le gouvernement socialiste est à l'évidence progressiste. Stipuler que les enfants ont droit aux relations avec leurs deux parents, que les parents ne peuvent se soustraire à leurs obligations et doivent maintenir des liens avec leurs enfants, et qu'un parent ne saurait interdire les contacts de l'enfant avec son autre parent, c'est garantir la continuité des relations enfants-parents sur le plan pratique, affectif et économique. La séparation et le divorce sont désormais sans effets sur les modalités d'exercice de l'autorité parentale. La prise en charge des enfants se trouve ainsi détachée des aléas de la vie conjugale de leurs parents. Un autre enjeu de cette loi est d'assurer une égalité de traitement des hommes et des femmes. La résidence alternée, jusqu'alors considérée par la jurisprudence comme néfaste pour les enfants, se trouve réhabilitée, sinon promue par la loi, qui précise que «le juge fixe la résidence de l'enfant chez les deux parents ou chez l'un d'entre eux».

Qu'en est-il en pratique ? Beaucoup de difficultés persistent et se manifestent notamment lors des séparations. On encourage les hommes et les femmes à prendre la même place dans la prise en charge des enfants, mais la participation des pères aux tâches d'éducation ne s'accroît chaque année que d'une durée infinitésimale. On voudrait que les parents s'entendent sur tout, mais le niveau du conflit dans les séparations reste élevé ­ le divorce pour faute étant encore très recherché. On aimerait que la médiation soit un recours et un apprentissage de la négociation, mais il y a bien peu de clients chez les médiateurs. On pourrait espérer que les relations enfants-parents se maintiennent après la séparation, mais les démographes montrent qu'un tiers des enfants perdent le contact avec leur père à la suite de la rupture ­ une donnée restée inchangée au cours des dernières années.

Il existe donc un écart important entre ce qui est attendu des couples divorçant et ce qu'ils sont capables de faire dans l'état actuel du fonctionnement des familles. De nouveaux problèmes émergent. On pense à la résidence alternée. Lorsque le père se manifeste et la revendique, il y a discussion sur l'intérêt du très jeune enfant à être pris en charge systématiquement par lui. Les psychologues sont partagés. Les juges de la famille sont embarrassés. D'autres discussions s'exacerbent : que faire face à un enfant qui dit ne plus vouloir voir son parent ? Comment trancher entre des parents qui présentent des versions entièrement opposées d'une même situation ? L'affaire d'Outreau ne fera, à cet égard, que renforcer les interrogations existantes sur la parole de l'enfant, sa manipulation possible et les manières de l'entendre.

On pourrait penser que ces difficultés d'application n'invalident nullement la loi et les valeurs d'égalité et d'intérêt de l'enfant auxquelles elle répond. Il suffirait, pour y remédier, d'éduquer à la parentalité, de promouvoir l'égalité homme-femme dans la société et d'augmenter les capacités de négociation au sein des couples...

Mais ne peut-on pas développer un tout autre point de vue ? Les difficultés résident-elles vraiment dans l'«incapacité» des parents à se montrer responsables en faisant abstraction de leurs griefs et de leurs conflits ? Ne proviennent-elles pas davantage de la volonté du législateur de promouvoir auprès des parents un «modèle unique» de la prise en charge des enfants ? Au nom de la préservation des droits de l'enfant et de son intérêt, au nom d'une égalisation formelle des situations des hommes et des femmes, la loi de mars 2002 suggère qu'il existe une seule «bonne» façon de prendre en charge l'éducation des enfants et, ce faisant, elle a fait l'impasse sur ce qui constitue la spécificité de la famille moderne : sa dimension de privatisation et, avec elle, la pluralité de ses modalités d'organisation.

Les couples peuvent aujourd'hui s'organiser comme ils l'entendent ­ qu'il s'agisse de la répartition des tâches domestiques, des insertions professionnelles, du nombre d'enfants, etc. D'un couple à l'autre, ce qui est partagé ou gardé en propre par chacun des conjoints varie. La question de la fidélité ou celle de la pérennité de l'union font l'objet d'appréciations et de pratiques différentes. Cette diversité des modalités de fonctionnement du couple et de la famille a été reconnue depuis plusieurs décennies. Elle a trouvé une expression dans la loi sur le divorce de 1975. Le pluralisme des voies d'accès au divorce renvoyait alors à la pluralité des formes familiales. L'introduction du consentement mutuel traduisait la confiance dans la capacité des conjoints à s'organiser par eux-mêmes, y compris en ce qui concerne leurs enfants.

La promotion d'un modèle unique, la coparentalité, nie la diversité de l'organisation des familles. Les parents sont reconnus autonomes seulement s'ils se montrent capables de s'entendre. Tout se passe comme si l'autonomie de la famille voyait aujourd'hui son extension limitée à ce qui concerne le «couple conjugal» et comme si le fonctionnement du «couple parental» ne saurait être laissé à la volonté des parents. Sur cette question, pas de flexibilité, mais une seule règle, être coparents pour toujours.

On en vient à se demander si cette promotion de la coparentalité n'est pas, en sous-main, une manière de réaffirmer la prééminence d'un modèle familial hétéroparental. Rester parents, même en étant divorcés, n'est-ce pas une réminiscence du mariage chrétien ? Maintenir les liens enfants-parents, dans l'esprit de la coparentalité, cela revient-il à attribuer une suprématie aux liens biologiques par rapport à tout autre lien ? Dire qu'un enfant doit nécessairement maintenir des contacts avec un père et une mère pour la vie, n'est-ce pas viser le couple hétérosexuel comme seul fondement légitime de la parentalité ?

La question se pose du sens de cette évolution. Faut-il penser qu'une idée généreuse, visant à garantir la prise en charge des enfants et l'égalité entre les sexes, s'est «retournée», d'une manière inattendue, contre la famille, en remettant en cause l'autonomie et la responsabilité reconnues aux parents ? Par exemple, dès lors qu'est surtout valorisé le maintien des liens avec le parent biologique, le beau-parent ­ dont on connaît l'importance dans certaines situations ­ ne voit-il pas sa position et sa visibilité rendues précaires ? N'assiste-t-on pas, à travers cette affirmation de principes touchant à la parentalité, à la réaffirmation du primat de la famille biparentale et de la morale hétérosexuelle ?

On peut rejoindre ici le débat actuel sur l'homoparentalité. Comment pourrait-on concilier la coparentalité, telle qu'elle est ainsi pensée par le législateur, et l'homoparentalité ? En l'état actuel, ces deux termes semblent bien incompatibles (même si les parents gays et lesbiens promeuvent aussi, à leur manière, le thème de la coparentalité) !

Qu'on nous comprenne : la coparentalité n'a rien de critiquable en soi. En fait, il n'y a pas de meilleur modèle d'organisation des relations entre parents et enfants. Avec un couple sur trois qui finit par un divorce, quoi de mieux que d'obtenir qu'une négociation s'instaure au sujet du bien de l'enfant entre les personnes qui en ont la charge ? Mais doit-on imposer la même vision de la parentalité à tous et la considérer sous l'angle quasi exclusif du maintien de contacts entre les personnes qui sont liées par le biologique ? Contrairement à ce que disait naguère Françoise Dekeuwer-Défossez dans le rapport préparatoire à la loi qu'on évoque ici, l'enfant ne vient pas «nécessairement d'un couple». Il existe encore des enfants «de père inconnu» et beaucoup de familles monoparentales isolées, et nous sommes à l'ère des procréations médicales assistées, sans parler, encore une fois, de l'homoparentalité.

Il conviendrait de reprendre l'idée de la pluralité des modèles familiaux et d'en tirer les conséquences en ce qui concerne la parentalité. Cela signifierait admettre véritablement la diversité des manières d'être en couple et en famille. Pour cela, il faut remettre en question le modèle du «tout-biologique» et mieux distinguer, comme y invite Serge Tisseron, les différentes dimensions de la parentalité ­ biologique, légale et sociale ­ en sachant qu'elles peuvent être assurées par des personnes différentes. Il faut reconnaître que, pour certains adultes, la poursuite d'une relation avec l'autre parent après la rupture est impossible. Dans ces conditions, comment mettre en oeuvre l'obligation pour ce parent de maintenir des relations avec ses enfants ­ une obligation inscrite dans la loi, mais qui ne fait l'objet d'aucune sanction ?

Comment organiser des relations séparées entre l'enfant et le parent avec qui il ne vit pas sans que les parents poursuivent une relation entre eux. C'est le cas dans certains «points de rencontre» ­ les lieux d'accueil qui oeuvrent au maintien des relations enfants-parents. Il faut admettre que certaines relations de couple ont pris fin et considérer «mortes» certaines «premières familles». Et s'il arrive que certains hommes ­ ou certaines femmes ­ disparaissent de la vie de leurs enfants pendant un temps, voire définitivement, d'autres adultes peuvent prendre le relais et d'autres configurations des relations entre enfants et parents peuvent aussi assurer le développement d'un enfant et garantir sa place dans la société. Trop vouloir normaliser la parentalité, c'est risquer de stigmatiser des mères, des pères et des enfants. C'est aussi nier et manquer une évolution qui s'est déjà produite.

 

BenoOEt Bastard sociologue, directeur de recherche au CNRS et Laura Cardia-Vonèche sociologue, université de Genève.
Dernier ouvrage de Benoît Bastard : Les Démarieurs. Enquête sur les nouvelles pratiques du divorce,
la Découverte, 2002.

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