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L'après-Dolto a commencé. Les discours conservateurs sur la famille et sur l'éducation ont désormais le vent en poupe. Même à gauche. Au coeur du dossier : la question des petits tyrans qui rendent impossible la vie de famille. Faut-il retrouver les bases de l'éducation qu'un illusoire vent de liberté avait balayées ? Assistons-nous à un changement de cap dans l'éducation... ou est-ce une simple correction de tir ?

Pierre-Henri Tavoillot

Balzac nous avait prévenus : la Révolution française, en coupant la tête au roi de France, a décapité tous les pères. Dans la famille, « il n'y a plus que des individus », écrivait-il. Deux siècles après, sommes-nous passés à un autre genre de despotisme, celui de l'enfant ? Vivons-nous l'âge de l'enfant tyran et aurions-nous besoin d'une nouvelle révolution (ou réaction) pour ébranler ce despotisme infantile ? Le débat, qui couvait depuis quelques années, a pris une ampleur toute particulière ces derniers mois avec la parution d'un nombre impressionnant d'ouvrages écrits, entre autres, par des psychologues et des pédopsychiatres (voir encadrés). Leurs diagnostics se rejoignent : la famille contemporaine est menacée par l'avènement de l'enfant tyran, lui-même issu de l'« enfant roi », rejeton imprévu de l'« enfant personne ». Leurs solutions se ressemblent : les parents doivent réagir. Assez de laxisme ! A bas la démagogie ! Apprenez à frustrer vos enfants, à leur dire non ! Cessez de négocier, commandez ! Faudrait-il alors abandonner la « démocratie familiale », acquise de si haute lutte dans les années 60 ? Tout cela mérite un bref retour sur les mutations de la famille moderne.

L'enfant, égal et différent

En proclamant que « les hommes naissent libres et égaux en droit », les révolutionnaires visaient avant tout les privilèges et les hiérarchies sociales. Mais la formule peut tout autant concerner la hiérarchie des âges. La question devient alors redoutable : faut-il supposer une égalité essentielle entre le majeur et le mineur ? C'est tout le problème de l'enfant de l'âge démocratique : il est à la fois égal et différent. Il est égal, parce qu'il apparaît d'emblée comme membre à part entière du genre humain. Nous ne saurions plus épouser la vision des anciens qui faisait de lui une simple pâte à modeler ou un être monstrueux, à mi-chemin entre l'animalité et l'humanité, marqué, qui plus est, par le sceau indélébile du péché originel. Pour les modernes, l'enfant est un homme comme les autres. Mais, en même temps, cela va de soi, cet alter ego est différent, ne serait-ce que parce que c'est dans la dépendance que sa liberté originelle s'exprime ; elle a un besoin évident et vital de sollicitude et de protection. Relisons le grand Rousseau en son « Emile » (1762) : « La nature veut que les enfants soient enfants avant que d'être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre nous produirons des fruits précoces qui n'auront ni maturité ni saveur et ne tarderont pas à se corrompre : nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. »

Ce sont toujours les deux tendances contradictoires de l'éducation contemporaine :

- Si l'on privilégie l'égalité, on fera de l'enfant une personne, c'est-à-dire un (quasi) adulte, doué de raison, du sens des responsabilités et des réalités, voire d'esprit critique : exigence démesurée qui risque fort, comme disait encore Rousseau, de nous faire « oublier l'enfance dans l'enfant ».

- Mais si, à l'inverse, on insiste sur la différence, le danger est « d'enfermer l'enfant dans l'enfance », comme l'écrira plus tard Hannah Arendt, en le voyant comme un être à part dans un monde à part. Le « merveilleux monde de l'enfance », rempli de rêves et d'imagination, de plaisirs et de jeux, pourrait alors s'avérer une terrible prison.

C'est cette double contrainte qui est à la source du problème de l'enfant roi ; car l'enfant ne devient roi que quand on estime qu'il n'a besoin ni d'être éduqué ni de grandir. Et pourquoi le devrait-il puisqu'il est perçu soit comme déjà adulte, soit comme irrémédiablement enfant ? Par où l'on voit que notre incertitude éducative n'a rien d'anecdotique. Elle est ancrée au plus profond de l'esprit de notre temps. Le mythe moderne de Peter Pan en est l'illustration la plus claire : Peter Pan est « le garçon qui ne voulait pas grandir » et qui refuse si bien le poids de l'existence et de ses contraintes qu'il... vole.

C'est ainsi que, pour la première fois sans doute dans l'histoire de l'humanité, la question « pourquoi grandir ? » semble s'être posée sans réponse évidente. Et ce dans un double sens : « à quoi bon grandir ? », s'il est vrai que le monde des adultes n'a rien de folichon ; « grandir pour quoi faire ? », puisque tous les désirs semblent comblés par une famille et une société aux petits soins.

Mais tout le problème est de savoir si l'égalisation des conditions dans la famille conduit nécessairement à la figure de l'enfant tyran ou si celui-ci n'en est qu'un effet pervers. Dans le premier cas, il faudrait effectivement être « réac » et, autant que possible, revenir à un stade antérieur de la vie familiale (le père tout-puissant) ; dans le second cas, il s'agirait à l'inverse d'approfondir la démocratie familiale pour en éviter les travers les plus destructeurs. Bref, faut-il faire un pas en arrière ou un pas en avant ?

De la démocratie familiale à la tyrannie infantile

Reconnaissons-le, grande est la tentation de suivre la première voie tant certains excès de l'éducation post-soixante-huitarde nous paraissent aujourd'hui aberrants. Mais il faut rappeler le contexte. Il s'agissait alors de déboulonner la statue de la puissance paternelle (ce que réalise la loi du 4 juin 1970 instaurant la parentalité), de promouvoir le rôle de la femme et de la mère et de plaider la « cause des enfants » auprès d'adultes sourds et dominateurs. Voici ce que Ménie Grégoire écrivait en juillet 1968 dans Marie Claire : « Jusqu'à présent rasé de près, viril, avec un ton définitif, et une cravate sombre, il était l'Homme. Le seul modèle autorisé, c'est le sien, celui de la génération en place, celui de l'ordre et de la loi... Mais brusquement on dirait que le modèle est épuisé. Les jeunes se demandent si le vrai Homme d'hier ne portait pas un déguisement et si leur père n'est pas l'extrême fin d'une histoire et d'un monde qui s'éloignent inexorablement. » Sommes-nous allés trop loin dans cette évolution et ces revendications ?

C'est ce que pense Aldo Naouri dans son dernier livre, « Les pères et les mères ». Fort de sa longue pratique de pédiatre, Naouri identifie la montée inexorable de ce qu'on peut appeler les « pathologies de l'enfant tyran » : troubles du comportement, hyperactivité, dyslexie, reflux gastrique... Tels seraient les symptômes d'une crise profonde. Le délicat et ancestral équilibre de la famille, dont l'auteur retrace - au pas de charge - la genèse des origines à nos jours, se serait brutalement effondré sous les coups des logiques consumériste et démocratique. Celle-ci exige la satisfaction de désirs toujours renouvelés ; celle-là détruit la hiérarchie des âges (enfant/adulte) et la répartition des rôles (féminin/masculin). Toujours plus ! Tous égaux, que l'on soit jeune ou vieux ! Tous pareils, que l'on soit père ou mère !

Le paradoxe, note Naouri, est que ce mouvement égalitaire va assurer le triomphe de la mère. Cette « nouvelle » mère toute-puissante empêche les enfants de naître et les pères d'exister : les enfants de naître, car elle est devenue la (sur)protectrice exclusive de cet enfant trésor, désormais égal en droit, mais toujours aussi faible et démuni ; les pères d'exister, car, revendiquant contre eux une égalité trop longtemps méconnue, elle les voue en retour au rôle subalterne de « seconde mère ». Le père s'efface et le « trésor » devient roi, puis tyran, au fur et à mesure que la satisfaction de ses besoins se fera plus impérieuse. Privé du désir de grandir, parce que comblé en tout par une mère qui refuse de le « mettre au monde », il opprimera ses parents, lui-même et la société maternante qui l'adore. Conclusion de Naouri : « Si vous élevez vos enfants en démocrates, vous avez de fortes chances d'en faire plus tard des fascistes ; alors que, si vous les élevez de manière plus ou moins fasciste, vous en ferez à coup sûr des démocrates. »

Evidemment, c'est une provocation qui vise à marquer les esprits et à faire réagir. Mais, tout de même, c'est aller un peu loin ! D'autant que les solutions proposées par Naouri à la fin de son livre - des repas à heures et quantités fixes pour les nourrissons et un brin de frustration pour les enfants - sont assez loin de ce qu'on entend en général par fascisme. C'est le danger du genre provocateur et des excès du discours ostensiblement « réac ». Il se pourrait d'ailleurs que les parents, échaudés par des conseils aussi péremptoires que contradictoires - sur la manière de coucher, de nourrir ou de parler à leurs enfants -, y regardent désormais à deux fois avant de les suivre.

Famille et individualisme

C'est la raison pour laquelle il ne faut pas trop simplifier l'affaire et réduire le débat à une opposition entre néo-réactionnaires et archéo-progressistes. Car le problème est bien de comprendre ce que peut être la famille dans une « société d'individus » libres et égaux en droits. C'est sur l'état de cette question que l'ouvrage dirigé par le sociologue François de Singly « Enfants-adultes. Vers une égalité de statuts ? » (Universalis, 2004) fait un point aussi utile que précis. On peut en tirer trois séries d'arguments.

1. D'abord, peut-on vraiment dire que l'enfant tyran est devenu la norme ? Regardons autour de nous : pour une « tête à claques », pour quelques parents laxistes, combien de familles « à peu près » équilibrées ? « Les psychologues et les psychiatres sont quotidiennement confrontés aux pathologies, remarque Singly. Ils ont raison de signaler les dangers du nouveau système familial, mais ils ont tort de généraliser.» Gardons-nous donc de penser que nous avons atteint cette « tyrannie juvénile » dont parlait déjà Platon lorsqu'il prophétisait dans « La République » qu'elle serait la mort des démocraties : alors, écrivait-il, « le père s'accoutumera à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, [alors] le fils s'égalera à son père et n'aura ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu'il voudra être libre ». Le pire n'est donc pas certain : le succès du livre de Naouri en témoigne.

2. Mais, même s'il l'était, pourrions-nous vraiment en revenir à une conception ancienne de l'enfant comme un être inférieur tout entier soumis à la domination de ses parents ? Sans doute pas, car ce qui motive aujourd'hui tous les appels à la frustration et à la reprise en main parentale n'est rien d'autre que le souci du bien-être de l'enfant, victime paradoxale des soins dont il est l'objet : protégeons-le de tout, même de notre amour et de notre frénésie de protection ! Cela n'a rien à voir avec le fascisme ou quelque autre position « réac », mais exige un surcroît de sollicitude.

3. Cela ressemble même davantage à un approfondissement de l'individualisme qu'à son refus. On a tort, en effet, de penser que l'individualisme contemporain serait destructeur de toutes normes et de tous liens. Au contraire, la famille demeure une dimension essentielle et centrale pour les jeunes comme pour les adultes : la valeur refuge par excellence dans un monde en perpétuelle mutation. Et l'idéal de cette nouvelle famille démocratisée est que chacun puisse s'y épanouir comme un « individu roi » ; ce qui ne signifie nullement en égoïste étroit ou en anarchiste complet. « L'enfant a changé d'identité, écrit Singly, non parce que les adultes s'inclineraient devant l'enfant roi, mais parce que tout individu, jeune ou non, est consacré roi dans une société individualiste. »

Mais, contrairement à ce qu'on croit, être un individu n'a rien d'aisé, et on ne peut le devenir tout seul : quoi de plus difficile que d'être soi-même ? Quoi de plus exigeant que de (se) former à la liberté et au bonheur ? Quelle norme plus harassante que celle de s'épanouir ? La tâche des enfants et des jeunes est aujourd'hui énorme et même démesurée. Devenir un individu est un devoir aussi contraignant qu'incertain. L'enfance représente une étape essentielle dans cette fabrication de soi qui polarise toutes les énergies ; c'est une étape aussi très floue, car nous savons encore bien peu et bien mal ce qu'est exactement son horizon. A défaut, et en attendant, méditons ce mot d'Alphonse Allais qui a au moins l'avantage de formuler notre désarroi : « Il est des moments où l'absence d'ogres se fait cruellement sentir » ! -

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