Une recherche, menée à Paris, a mis en évidence que des mots lus inconsciemment suscitent des émotions.
Par Corinne BENSIMON
mardi 17 mai 2005 (Liberation - 06:00)
ne fois n'est pas coutume, les spécialistes du marketing visuel et les psychanalystes liront avec un égal intérêt les travaux publiés, aujourd'hui, dans les comptes rendus de l'Académie américaine des sciences (PNAS). Les premiers se réjouiront d'une expérience qui met en évidence, pour la première fois, les bases biologiques des émotions suscitées par un message subliminal... Les seconds y liront une démonstration, menée avec une rigueur toute scientifique, du lien entre réaction affective et opération inconsciente.
L'expérience en question a été menée loin des bureaux et des divans, à l'hôpital de la Pitié, à Paris. Elle est cosignée par des biologistes de la cognition travaillant en collaboration avec des médecins spécialistes de l'épilepsie.
«Il s'agissait de savoir si des opérations abstraites et complexes, comme la lecture, peuvent être menées de façon non consciente», explique Lionel Naccache (Inserm), qui a dirigé cette recherche avec Stanislas Dehaene et Laurent Cohen. «En science de la cognition, nous qualifions de "consciente" une opération qui peut être décrite par le sujet, précise le chercheur. C'est le cas, par exemple, lorsque le sujet peut dire qu'il a lu un mot qui vient de lui être présenté.» Voilà pour la conscience. Mais quid de l'inconscient ? Perçoit-on le sens d'un mot que l'on n'a pas eu conscience de lire ? Pour répondre à cette question, les chercheurs ont tenté de déceler une trace laissée par cette hypothétique lecture inconsciente. Ils l'ont trouvée en étudiant des enregistrements électriques de l'activité des amygdales temporales, deux structures situées dans le cerveau «archaïque» de l'homme, et réputées réguler les émotions. Ces enregistrements ont pu être réalisés grâce à la participation, volontaire et éclairée, de patients atteints d'épilepsie réfractaire et chez qui des électrodes avaient été implantées dans une zone proche de l'amygdale afin de mieux guider l'opération neurochirurgicale qu'ils devaient subir.
Les chercheurs ont présenté à trois de ces patients des mots chargés de différents potentiels émotionnels : certains évoquent la peur («poison», «danger»...), d'autres sont neutres, d'autres positifs («sonate»...). Ces mots restaient «visibles» un temps très court (29 millisecondes), «piégés» entre deux images plus durables présentant une ligne de signes répétés, sans signification. Ce mode de présentation «en sandwich» est connu pour ne laisser aucun souvenir des mots intercalés. Aucun souvenir conscient. Mais, comme l'ont découvert les chercheurs, ils suscitent une émotion : à chaque mot évoquant frayeur ou plaisir a correspondu une activation de l'amygdale similaire à celle laissée par les mêmes mots lus consciemment...
«On savait que le cerveau était capable de réagir à des images vues de façon non consciente (araignées, visages menaçants ou agréables), aptitude sans doute importante pour la survie de l'espèce. Cette fois, on découvre que le cerveau peut mener, de façon non consciente, une opération complexe et non sélectionnée par l'évolution», explique Naccache, qui précise que la maladie des participants n'affecte pas l'amygdale.
Le décodage sémantique semble donc pouvoir relever aussi bien d'un processus conscient qu'inconscient. «Comment interagissent ces deux types de traitement de l'information ?» s'interroge Naccache. La question intéresse les biologistes de la cognition, les psychanalystes. Et les publicitaires.