La tradition des souvenirs ensevelis
La tradition des souvenirs ensevelis
Par Richard J. McNALLY*
La manière dont les victimes se rappellent leur traumatisme constitue la question la plus controversée de la psychologie et de la psychiatrie actuelles. Pour beaucoup de théoriciens du traumatisme clinique, les combats, les viols et autres expériences terrifiantes semblent se graver dans l’esprit et ne sont jamais oubliés.
D’autres ne sont pas du même avis et pensent que le cerveau peut se protéger en bannissant les souvenirs des traumatismes de la conscience, ce qui rend difficile aux victimes de se souvenir de leurs expériences les plus horrifiantes jusqu’à ce qu’ils puissent le faire en sécurité bien des années plus tard. Bien qu’ils reconnaissent que les traumatismes sont souvent bien trop mémorables, certains théoriciens des traumatismes cliniques affirment qu’une réaction appelée « amnésie dissociative traumatique » laisse une minorité conséquente de victimes incapables de se rappeler leur traumatisme, précisément parce qu’il leur inspirait une terreur si accablante.
Cependant, ces théoriciens du traumatisme clinique ne prétendent pas que les souvenirs « refoulés » ou « dissociés » d’événements horribles soient inertes ou bénins. Au contraire, ces souvenirs ensevelis empoisonnent en silence la vie des victimes, provoquant des symptômes psychiatriques apparemment inexplicables, et doivent être exhumés si l’on veut pouvoir soigner.
Il ne s’agit pas là d’un débat académique ordinaire. La controverse a débordé des laboratoires de psychologie et des cliniques psychiatriques, fait les gros titres, provoque des modifications législatives et influence les issues de poursuites civiles et de procès criminels.
La question de savoir si des individus peuvent réprimer puis recouvrer des souvenirs d’abus sexuels traumatiques a été particulièrement litigieuse. Au cours des années 1990, de nombreux patients de psychothérapie adultes ont commencé à se souvenir d’avoir été victimes d’attentats sexuels pendant leur enfance. Certains ont attaqué en justice les auteurs présumés, souvent leurs parents devenus vieux. Alors que les plaintes contre des parents, basées sur des souvenirs d’abus censément réprimés puis réapparus, ont diminué, les plaintes contre de grandes institutions comme l’Église catholique ont augmenté.
Il est frappant qu’à la fois les défenseurs et les sceptiques du concept d’amnésie dissociative traumatique invoquent les mêmes études pour défendre leurs points de vue diamétralement opposés. Mais ce sont les défenseurs qui interprètent les données de façon erronée lorsqu’ils essaient de prouver que les victimes sont souvent incapables de se rappeler leurs expériences traumatiques.
Réfléchissez à la chose suivante. Après une exposition à un stress extrême, certaines victimes expriment des difficultés à se souvenir de choses dans leur vie quotidienne. Les défenseurs de l’amnésie traumatique interprètent mal ces témoignages et pensent que les victimes sont incapables de se remémorer l’horrible événement lui-même. En réalité, ce problème de mémoire concerne des absences ordinaires qui apparaissent dans le sillage d’un traumatisme, il ne concerne pas une incapacité à se souvenir du traumatisme lui-même. Le manque de mémoire ordinaire qui apparaît « après » un traumatisme ne doit pas être confondu avec l’amnésie « pour » le traumatisme.
Considérez également que l’un des symptômes des troubles de stress post-traumatique est une « incapacité à se souvenir d’un aspect important du traumatisme ». Ce symptôme, cependant, ne signifie pas que les victimes ne soient pas conscientes d’avoir été traumatisées.
En effet, le cerveau ne fonctionne pas comme une caméra vidéo et, par conséquent, tous les aspects d’une expérience traumatique ne sont pas encodés dans la mémoire au départ. Des réactions émotionnelles très intenses ont souvent pour conséquence d’attirer l’attention de la victime vers les aspects centraux d’un événement au détriment d’autres aspects. Il ne faut pas confondre encodage incomplet d’un traumatisme et amnésie, qui est une incapacité à se rappeler d’une chose arrivée jusqu’à la mémoire.
En outre, un syndrome rare, appelé « amnésie psychogénique », est parfois confondu avec l’amnésie traumatique. Les victimes d’amnésie psychogénique perdent brutalement tout souvenir de leur vie d’avant, y compris le sentiment de leur propre identité. Il arrive que cette perte de mémoire totale et soudaine advienne après un stress grave, mais pas toujours. Au bout de quelques jours ou de quelques semaines, la mémoire revient soudainement. Le phénomène d’amnésie dissociative, quant à lui, est supposé impliquer l’incapacité des victimes à se souvenir de leur traumatisme et non une incapacité à se souvenir de leur vie entière ou de qui ils sont.
De nombreuses enquêtes montrent que les adultes rapportant des attentats sexuels pendant l’enfance disent souvent qu’il y a eu une période où ils n’ont « pas pu se souvenir » de l’agression. Évoquer une incapacité passée à se souvenir implique qu’ils aient tenté sans succès de se souvenir de cette agression, pour ne s’en rappeler que bien plus tard. Pourtant si ces individus étaient incapables de se souvenir de ces attentats, comment pourraient-ils essayer de s’en souvenir ?
Ils veulent sans doute dire qu’ils n’ont pas pensé à l’agression pendant une certaine période. Mais ne pas penser à quelque chose ne veut pas dire être incapable de s’en rappeler. C’est l’incapacité à se souvenir qui constitue l’amnésie.
Des recherches conduites dans mon laboratoire sur des adultes racontant des histoires d’attentats sexuels pendant leur enfance fournissent une solution à cette amère controverse. Certains de nos participants ont reporté avoir oublié des épisodes d’abus sexuels non violents perpétrés par un adulte en qui ils avaient confiance. Ils les décrivent comme ayant été contrariants, déroutants et dérangeants, mais pas traumatisants dans le sens provoquant une terreur accablante. Comme ils n’arrivaient pas à comprendre ce qui leur était arrivé, ils n’y ont simplement pas pensé pendant de nombreuses années.
Lorsque plusieurs années plus tard quelque chose fait resurgir ces souvenirs, ils ressentent une profonde détresse et comprennent enfin l’agression dont ils ont été victime avec la perspective d’un adulte. Ces cas comptent comme des souvenirs recouvrés d’agressions sexuelles, mais pas comme des exemples d’amnésie dissociative amnésique. Cela signifie que les événements n’ont pas été ressentis comme traumatisants lorsqu’ils ont été vécus et il n’y a aucune preuve qu’ils étaient inaccessibles au cours des années où ils ne sont jamais venus à l’esprit.
L’attentat sexuel n’est pas à tous les coups traumatique dans le sens qu’il n’inspire pas forcément une terreur accablante. Il est naturellement toujours moralement répréhensible, même lorsqu’il n’a pas pour conséquence des symptômes psychiatriques de longue durée.
* Le Pr Richard J. McNally enseigne la psychologie et dirige la section formation clinique du département de psychologie de l’Université de Harvard. Il est l’auteur de Remembering Trauma (Se souvenir du traumatisme).
Posté par : Luthi Pierre-Alain le :
Thérapie, Thérapeute, Psychothérapie | Site web : www.lorient-lejour.com.lb/page.aspx?page=article&id=302327
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