Extrait
du hors-série : face à la mort, comment se reconstruire
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Que s’est-il passé avec votre fille Solenn ?
Le 27 janvier 1995, Solenn a mis fin à ses jours sous une rame de
métro, après un long combat contre l’anorexie-boulimie. À l’âge de dix-neuf
ans. La seule chose qui m’a sauvée, c’est de n’avoir aucune image
traumatique de son geste. J’ai eu le courage d’aller la voir peu de temps
après et de mémoriser son visage comme apaisé. Et ça, c’est un cadeau. Le
conducteur de la rame de métro a confié – Solenn portait son joli manteau
blanc – qu’il l’avait vue apparaître tout d’un coup. « J’ai cru que c’était
un ange », a-t-il expliqué. Cette image me réconforte énormément après le
terrible combat livré par Solenn contre l’anorexie-boulimie.
C’est épouvantable pour des parents de voir son enfant se détruire sans rien
pouvoir faire. Nous avons pourtant tout essayé pour l’en sortir. Mais
ce combat était comme trop lourd. La nourriture devenait une telle obsession
qu’elle prenait toute la place. Lorsqu’elle est devenue boulimique, c’est tout
ce contrôle qu’elle avait acquis dans ses phases anorexiques, et dont elle
était fière, qui lui échappait complètement. Incapable de lutter, débordée,
elle a eu alors des pulsions suicidaires. Pour les frères et soeurs, la
souffrance de Solenn pesait sur la vie familiale : en tant que parents, nous
étions obnubilés par l’enfant malade… à en oublier parfois les autres. Solenn
savait qu’elle nous faisait mal, qu’elle nous exaspérait parfois. Mais c’était
au-dessus de ses forces.
Quels étaient vos repères dans cette lutte contre la maladie ?
L’anorexie de Solenn me bouleversait particulièrement. En tant que
mère, c’est quelque chose de particulier car la nourriture touche le lien
nourricier. Nous l’avons vu se détruire peu à peu. Les relations
familiales devenaient difficiles à vivre. C’est très dur de voir comment votre
fille en bonne santé peut basculer d’un coup, trier les aliments dans son
assiette, les cacher sous ses manches. Peu
à peu, elle s’est constitué une carapace faite d’obsession de maîtrise de soi.
Comme mère, j’ai vécu tout mon amour pour elle. Plutôt que de la
laisser se débrouiller seule, je l’aidais, en lui préparant des plats pour
elle, en l’emmenant à la gare lorsque son sac était trop lourd. Je ne pouvais
pas être insensible à sa souffrance. Je me souviens quand elle est tombée à 27
kilos, elle exhibait son corps avec une fierté insupportable. Et dans les
périodes de boulimie, c’était encore plus dur.
Après sa mort, vous avez eu besoin d’écrire. Pourquoi ?
Patrick et moi, nous avons eu le besoin de parler de Solenn pour
qu’elle ne soit pas enterrée une deuxième fois, qu’elle ne sombre pas dans
l’oubli. Solenn est partie avec son mystère, comme l’exprime son dernier
message : « Merci pour tout, mais je n’aime pas la vie ».
Ce livre, « À Solenn »*, je l’ai écrit un an après sa mort. Pour
essayer de percer son mystère. Ce qui m’a aidée, c’est de m’asseoir chaque
jour, et écrire comme pour lui parler. Écrire, c‘était une manière de rester
auprès d’elle, jour après jour. Progressivement, l’écriture m’a permis de me
construire pour vivre avec l’absence de Solenn. Dans ce livre, j’ai revisité
ces an nées, faites d’angoisses, d’intensités. J’ai rencontré des personnes
qui l’avaient connue. Cela m’a permis de découvrir d’autres aspects de sa
personnalité, de déployer cela dans le livre, et permettre aux adolescents, à
mes petits-enfants, de savoir qui est Solenn.
Ce livre a joué un rôle important dans ma reconstruction. Il m’a permis
de mieux comprendre ce qui avait pu l’amener là : le fait que Solenn soit née
un après la mort d’une soeur aînée, ses refus de manger quand elle était bébé.
Écrire m’a permis de remplacer l’absence effective de Solenn par une présence
intérieure, de faire un travail d’intériorisation.
Quel rôle va jouer le groupe de soutien des parents endeuillés ?
Par des proches, j’ai rencontré ce groupe d’entraide « Apprivoiser
l’absence », fondé par Annick Ernoult-Delcourt. Tous les mois, nous étions
huit à dix parents réunis pour partager sur notre vécu face à la mort tragique
de notre enfant. Au fil des rencontres, une solidarité profonde s’est tissée
entre nous. Être écoutée, comprise, et accompagnée m’a aidée à accepter le
chemin de Solenn et à… écrire ce livre. Entre nous s’est établie comme une
solidarité d’existence. Partager mon vécu m’a permis aussi de me situer face à
une médecine impuissante devant l’anorexie à l’époque de Solenn. Autrefois, le
corps médical avait tendance à culpabiliser les mères que l’on disait trop
présentes. Nous
avons été isolés trois mois de Solenn sans même pouvoir lui écrire ou lui
téléphoner… Aujourd’hui l’accompagnement médical est différent.
Pourquoi avez-vous choisi, par la suite, d’animer des groupes de parents
endeuillés ?
Dans une telle souffrance, le partage par la parole, le partage des
sentiments est essentiel. Partager avec d’autres permet de relativiser.
Les parents en deuil sont très entourés. Au début. Puis les gens imaginent que
la mort d’un enfant est un événement tellement effroyable qu’ils ne sauront
pas trouver les mots. Du coup, ils se taisent. Ils n’osent plus ou n’ont plus
les moyens d’expression pour dire leur compassion. Et on se trouve facilement
isolé. Or, il est important de continuer de parler. Cela allège la souffrance
et permet d’apprivoiser l’absence. Cela ne veut pas dire que l’on oublie notre
enfant. Mais simplement que son absence va être un petit peu moins lourde.
Solenn est partie. J’ai accepté son chemin. Partager la vie de ces groupes
m’a aidée à penser à Solenn dans la paix. Comme une présence douce. Elle
est tout le temps avec moi. Toute ma vie, j’aurai une fille de vingt ans. Je
garde en moi ce visage d’elle lumineux comme si je la portais dans le meilleur
d’elle-même. Il y a des moments où je ressens son absence, comme lorsque sa
soeur a prêté serment comme avocate. Sa place était vide. C’est douloureux.
Mais Solenn me donne la force de continuer et d’essayer de donner un sens à
tout cela.
Comment est né ce projet de la Maison de Solenn ?
Ni Patrick, ni moi, nous ne voulions créer notre association, car nous
jugions le sujet trop grave pour improviser. Lorsque nous avons appris le
projet de l’ouverture d’une unité de soins pour adolescents, nous avons tout
de suite proposé d’y participer financièrement. Madame Chirac m’a demandé de
représenter les parents et la société civile dans la préparation du projet.
Patrick s’est aussi beaucoup investi. Il a versé ses droits d’auteur à la
fondation des Hôpitaux de Paris/Hôpitaux de France. Pour mon mari et moi,
il s’agit de donner un sens au parcours sur terre de Solenn, elle qui
voulait sauver le monde, qui était passionnée par l’humanitaire.
La Maison de Solenn s’est ouverte à Paris en 2004. Dirigée par le Pr.
Marcel Rufo, pédopsychiatre, et financée par l’opération « Pièces jaunes »,
elle réunit dans un même lieu un grand nombre de compétences propres à la
prise en charge de l’adolescent. Elle est un lieu d’accueil, d’information et
de prévention, mais aussi de prise en charge médicale et de suivi,
d’enseignement et de recherche sur les pathologies rencontrées à
l’adolescence. Vingt lits d’hospitalisation accueillent les pathologies les
plus lourdes, notamment l’anorexie. À l’époque de Solenn, on soignait les
anorexiques par l’isolement, la mise à l’écart de la famille et le chantage à
la prise de poids. Nous en avons beaucoup souffert. Ici, à la Maison de
Solenn, on essaie des méthodes pour réconcilier ces jeunes avec leur corps et
l’estime d’eux-mêmes. Je m’y implique bénévolement pour aider les parents
qui sont souvent en grande détresse et dans un tel désarroi…
Ai-je du mérite d’avoir fait tout cela avec d’autres ? Je ne sais pas. J’ai
plus le sentiment que je me suis laissée conduire. J’ai eu une chance
inouïe de connaître Solenn. À travers ce livre, et la Maison de Solenn, je
voudrais qu’il reste quelque chose d’elle, un exemple, une expérience qui
puisse servir à d’autres, une trajectoire dont on se souvienne tendrement.
J’essaie de faire vivre Solenn autrement.
Propos recueillis par François Leroux
A Solenn. V. Poivre d'Arvor. Ed. Albin Michel. 2005
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