Maurice Corcos, pédopsychiatre, face au nombre croissant d'automutilations
«Au lieu d'exprimer un désarroi, les ados utilisent leur corps»
Par Julie LASTERADE
QUOTIDIEN : vendredi 24 novembre 2006
Aux Etats-Unis, l'incidence des automutilations a presque doublé en vingt ans.
En France, aucune étude épidémiologique n'est capable de chiffrer précisément
cette pratique pathologique, mais les automutilations seraient de plus en plus
nombreuses, de l'ordre quelques dizaines de milliers par an. Elles
s'exerceraient principalement chez les filles, et de façon plus précoce.
Aujourd'hui, la Société française de psychiatrie de l'enfant et de
l'adolescent débattra des nouvelles formes de souffrance psychique des jeunes.
Maurice Corcos, pédopsychiatre à l'Institut Montsouris (Paris), spécialiste
des troubles du comportement de l'adolescent, s'alarme du nombre de jeunes qui
consultent pour des automutilations.
Piercings et tatouages sont-ils des automutilations ?
Non, car ils s'inscrivent plutôt dans une sorte de rite d'initiation au passage
à l'âge adulte. Les vraies automutilations sont les écorchures, les coups, les
morsures, les brûlures, le fait de s'arracher les ongles ou les cheveux. Mais
ce sont aussi l'anorexie ou la boulimie, et l'ensemble des conduites
toxicomaniaques. Ces blessures infligées à soi-même sont d'autant plus
inquiétantes qu'elles commencent tôt, qu'elles se répètent et que l'adolescent
ne peut pas les contrôler.
Le nombre d'adolescents qui s'automutilent aurait doublé en quarante
ans. Ont-ils trouvé là un nouveau mode d'expression de leur souffrance ?
Les générations actuelles ont l'air d'avoir du mal à contenir leur souffrance
dans leur tête. Avant, on recevait des jeunes pour des obsessions, des phobies,
des conduites d'opposition à la famille. On en observe de moins en moins. Au
lieu d'exprimer verbalement une anxiété,un désarroi, maintenant, les ados
utilisent leur corps. Il n'est jamais bon que des passages à l'acte exercés
contre soi remplacent une expression verbale. D'autant qu'ils vont de pair avec
l'augmentation des suicides chez les jeunes.
Comment expliquez-vous cette évolution ?
Nous sommes dans une société avec des familles plus éparpillées et plus
désemparées. Nous recevons des parents qui ont une extrême difficulté à
contenir leurs ados, voire qui en ont peur. Or, à cet âge-là, les jeunes n'ont
pas tous les critères pour choisir, il faut que les familles et la société
puissent les guider, c'est-à-dire témoigner d'une aspiration ou d'un désir pour
eux. Car, si aujourd'hui l'ado est plus libre de se construire, il est aussi
plus libre de se détruire s'il va mal.
Ces adolescents consultent-ils parce qu'ils souffrent de leurs
blessures ?
Lorsqu'ils viennent, ils n'exhibent pas leurs cicatrices. Ils disent : «Ça
ne me fait pas mal, ne vous inquiétez pas.» Un ado demande rarement
explicitement de l'aide, car témoigner de sa souffrance à un adulte est vécu
comme une faiblesse. Souvent, sa demande est dans le symptôme. Par exemple, une
anorexique ou un jeune qui se scarifie ne dit pas qu'il va mal, mais il le
montre avec ses 25 kilos ou son bras lacéré. Si la demande n'est pas entendue,
l'ado va continuer à maigrir, à se scarifier, jusqu'à ce que quelqu'un
réagisse. Les parents ont souvent du mal à voir la souffrance de leur enfant,
parce qu'elle les fait eux-mêmes souffrir, mais aussi parce qu'elle les renvoie
à leur propre souffrance. Mais il ne faut pas banaliser ces symptômes
autoagressifs.
Ce ne sont pas seulement les signes d'une crise d'adolescence ?
Non, cela ne passe pas tout seul. Plus l'adolescent qui s'automutile est pris
en charge tardivement, plus son comportement est devenu comme une habitude. Ces
cicatrices sur le corps renvoient à des cicatrices psychiques résultant de
traumatismes ou de souffrances qui datent de l'enfance. Ces plaies se
manifestent à la puberté, lorsque l'adolescent doit gérer ses transformations
physiques et psychiques.
Pourquoi refusez-vous que les adolescents soignés dans votre service
s'expriment dans les médias ?
D'abord, il n'est jamais bon pour un adolescent qui n'a pas encore compris
pourquoi il va mal d'exposer son problème au monde. Ensuite, un témoignage
médiatisé bénéficie d'une aura particulière, même si elle est morbide. Ainsi,
si une jeune femme explique à tous qu'elle se scarifie parce que ca l'apaise,
parce que ça la calme et qu'elle y trouve même du plaisir, il y a fort à parier
qu'un certain nombre d'ados vulnérables vont vouloir essayer. Or ces
comportements autoagressifs ont un potentiel addictif majeur.