Ne sacrifions plus les enfants... Le cri du docteur Berger
...pour protéger leurs
parents !
Tout le monde est une drôle de personne, et tout le monde a l'âme emmêlée, (...)
tout le monde a des restes de rêve et des coins de vie dévastés (...)». Autour
de Lionel, l'éducateur guitariste, une quinzaine de gamins entonnent d'une voix
claire les mots de Carla Bruni, qui prennent une étrange résonance dans cette
petite salle du service de pédopsychiatrie du CHU de Saint-Etienne (Loire). Il y
a là Joël, torturé par un père psychotique, Lucie, négligée par des parents
toxicomanes, Julien, perturbé par une mère incestueuse... tous des gosses à
l'âme emmêlée et à l'enfance cabossée, trop longtemps ballottés entre
institutions, familles d'accueil et parents en errance psychique. Ici, à
l'hôpital de jour, une équipe motivée et soudée autour du pédopsychiatre Maurice
Berger se bat pour faire «basculer le destin» d'enfants maltraités. Un combat
mené au quotidien, depuis vingt-six ans, la rage au coeur.
Car le docteur Berger est un homme en colère.
Un médecin qui refuse d'accepter l'inacceptable: le sacrifice d'enfants au
nom de l'idéologie du lien familial. Au pays des Droits de l'homme, on malmène
ou on zappe ceux des enfants pour ne pas rompre les liens du sang. Même quand
ils sont pathogènes. Même quand les parents sont, au mieux très perturbés, au
pire toxiques et pervers, on préfère trop souvent la famille biologique au
placement en famille d'accueil ou à l'adoption, ignorant ainsi qu'«il faut
parfois se séparer pour ne pas se perdre soi-même».
Entretien avec Marie Claire
Marie Claire:
En France, 270 000 enfants et adolescents sont
concernés par le dispositif de protection de l'enfance, que vous jugez
inefficace et nuisible. Vous dites même que nous sommes face à l'un des grands
scandales de la Ve République...
Maurice Berger: Je lance en effet un appel à la désobéissance civile. En
1992 déjà, mon premier livre («L'Echec de la protection de l'enfance», éd.
Dunod) dénonçait, en vain, les dysfonctionnements de la protection de
l'enfance. Quand certains juges prennent des décisions qui vont à l'encontre du
bien de l'enfant, les professionnels concernés doivent exprimer leur réticence,
voire leur refus de mettre en oeuvre ces décisions. Vous savez, je suis
respectueux de l'ordre établi; si j'agis ainsi, c'est parce qu'il n'existe
aucun autre moyen de faire cesser ce scandale. Tous les jours, dans notre
service arrivent des enfants qui n'auraient pas dû devenir malades si l'on
avait prêté plus attention aux dangers auxquels ils étaient exposés et aux
signes qu'ils manifestaient. En France, nous sommes confrontés à deux types de
risques. Ceux qui sont visibles, comme les coups et les abus sexuels, ne
représentent que 22 % des affaires. C'est vrai qu'il y a des ratés énormes,
comme on l'a vu à Outreau et à Angers, mais dans l'ensemble, les enfants
concernés sont assez bien protégés. Pas parce que l'on s'en soucie davantage,
mais parce qu'un professionnel qui ne prend pas les mesures qui s'imposent
risque désormais le pénal. On est contraint, donc on protège mieux... Et puis
il y a toutes les autres affaires, soit 78 % des cas: des enfants qui sont dans
des situations de traumatisme psychique sévère, avec des parents très
négligents, toxicomanes, malades mentaux, psychopathes violents... Pour eux,
hélas, la décision est complètement aléatoire. On maintient souvent une aide à
la parentalité, même lorsqu'elle est inefficace.
M. C.: Vous
êtes très sévère envers les juges. A côté des «vrais» magistrats, vous dénoncez
ceux que vous appelez «savonnettes», incapables de protéger l'enfant en
danger...
M. B.: Le «vrai» juge écoute l'enfant et défend son intérêt. Il a
des paroles fortes, sur lesquelles l'enfant, les autres professionnels et les
parents vont pouvoir s'appuyer. Il dit à l'enfant, par exemple, qu'il n'a pas à
passer sa vie à attendre que sa mère revienne. En errance depuis des années,
elle n'arrivera sans doute jamais à s'occuper de lui. Il lui donne ainsi la
permission d'aimer d'autres personnes, de construire sa vie avec elles. Ce
juge, qui est alors la voix de la société, autorise cet enfant à avoir des
investissements affectifs autres que pour ses parents. Le juge «savonnette»,
lui, démarre l'audience en étant réceptif aux rapports qu'on lui a remis, avant
de fondre peu à peu face à la parole des parents qui se présentent comme des
victimes... Ce qu'ils sont, d'ailleurs: la plupart d'entre eux ont vécu une
enfance désastreuse. Ce magistrat finit par lâcher sur l'essentiel et ne dira
pas les paroles sur lesquelles l'enfant pourra s'étayer. Les parents, qui
sentent que ce juge n'est pas convaincu, seront alors dans une position de
revendication permanente. Et même si l'on décide d'un placement, les parents
vont constamment répéter à l'enfant: «Je vais tout faire pour que tu rentres à
la maison.» L'enfant ne se sentira jamais en sécurité. En fait, un placement,
quand il est inévitable, ne suffit pas à garantir la protection psychique de
l'enfant.
M. C.: Vous dites que d'autres juges,
rigides, sont convaincus de la valeur intouchable du lien parent-enfant.
Pourquoi s'identifient-ils ainsi aux parents et non aux enfants?
M. B.: En France, il existe un grand mythe qui voudrait que l'on
trouve un équilibre entre les droits des parents et ceux de l'enfant. C'est une
formule irréaliste. Un enfant est un être vulnérable, dépendant de son
entourage, dont la personnalité est en construction. Il n'a pas toujours la
parole, contrairement à ses parents. Finalement, soit on est ému par les
parents, soit on en a peur. C'est le gros tabou chez les professionnels de
l'enfance: on dissimule la peur que l'on éprouve face à des parents violents et
dangereux. Je crois aussi que l'on ne veut pas s'identifier à ce qu'un enfant
ressent, parce que c'est insupportable.
M. C.: La raison de cet aveuglement relève
surtout d'une volonté d'ordre idéologique de maintenir à tout prix le lien
familial, volonté que vous ne cessez de dénoncer...
M. B.: Pourquoi, en France, sommes-nous si obsédés par le lien du sang?
C'est une question que l'on me pose souvent à l'étranger. Mes confrères
italiens me disent: «Nous, nous sommes catholiques, la famille et la mamma sont
sacrées... pourtant, nous n'hésitons pas à séparer l'enfant de ses parents
toxiques.» Idem au Québec et en Grande-Bretagne. En France, pays à
fonctionnement idéologique, les combats d'idées priment sur la réalité. Et la
première idéologie, c'est la précarité: c'est parce que les parents sont
pauvres qu'ils n'arrivent pas à s'occuper de leur enfant, qu'ils le maltraitent
et le délaissent. Il est vrai que la pauvreté aggrave tout: les soucis, la
déprime, la promiscuité. Mais dans les situations graves - elles ne sont pas
rares - qui nécessitent des placements, les parents, avant d'être pauvres, sont
des personnes qui ont des troubles psychiques, une impulsivité extrême ou une
dépression permanente. Personne ne veut le reconnaître. Cela serait trop simple
si c'était à cause de la précarité: la société serait donc responsable.
Pourtant, les Etats-Unis se sont trompés avant nous, les autorités y ont même
modifié les textes pour essayer de maintenir le lien biologique à tout prix.
Les enfants ont donc été retirés de leur famille d'accueil pour retourner chez
leurs parents. Plus de 10 milliards de dollars ont été investis pour aider les
parents biologiques et évaluer les résultats, qui se sont révélés
catastrophiques. Mais qui, en France, s'est donné la peine de lire ces travaux?
M. C.: En fait, on se refuse à penser qu'il existe des parents qui ne seront
jamais capables de l'être...
M. B.: Tout à fait. En Italie, on parle de «parents intraitables», au
Québec, «d'incapacité parentale permanente». En France, il est tabou d'affirmer
que des parents sont incapables d'avoir une présence physique continue et
pratiquent ce que l'on appelle le «délaissement parental prolongé». Mais comme
on dit au Québec: «Un enfant n'est pas un appareil vidéo qu'on met sur pause.»
Attendre en vain ses parents le destructure. Ou encore que se passe-t-il quand
nous disons: «Ces parents n'y arriveront pas, en tout cas pas avant dix ou
quinze ans»? On nous rétorque: «Mais, Monsieur, il faut que la situation
évolue, que l'enfant retourne un peu chez ses parents.» Comme on refuse
d'admettre que les parents n'évoluent pas, on réexpose l'enfant, qui sert
régulièrement de testeur. Et quand ce dernier va de nouveau mal, on le retire:
le test est positif!
M. C.: Le coût humain aussi est
catastrophique. On ignore souvent que la maltraitance entraîne des déficiences
intellectuelles...
M. B.: Dès la naissance, les enfants utilisent un mécanisme de
défense qui est de geler leur intelligence et leurs sentiments: ils arrêtent de
penser parce que ce qu'ils vivent est trop insupportable. Nous fabriquons des
enfants déficients intellectuels. Là encore, nous touchons à l'idéologie.
Combien d'équipes disent: «Moi, je ne veux pas tester les enfants, car je ne
veux pas les enfermer dans des cases.» Nous, nous testons régulièrement leurs
quotients intellectuel et de développement, afin d'évaluer notre travail. Ceux
qui refusent de le faire évitent ainsi de rendre des comptes. Ces enfants ne
progressent pas intellectuellement parce qu'ils n'ont pas non plus de figure d'
Sakina a 3 ans quand
l'éducateur chargé de son «suivi» effectue une visite à domicile, à l'heure du
repas.
Les trois petites - de 5 ans, 3 ans et 1 an 1/2 - sont seules, avec du pain posé
sur la table. Leur mère, qui s'absente souvent, n'est pas là. Que fait
l'éducateur? Il rédige un rapport indiquant que l'eau fuit depuis cinq mois, que
la cuvette des WC déborde d'excréments... et que la plus jeune, qui pique ses
soeurs avec une fourchette, monte au dernier étage où elle a accès à un balcon à
claire voie avec vue imprenable sur un vide de 15 m. Les enfants n'ont aucun
jouet.
L'éducateur a déjà noté à de nombreuses reprises qu'il n'a jamais vu une table
dressée pour les fillettes, qui sont fréquemment confiées à des hommes très
alcoolisés. Sa conclusion: «Ces faits qui durent depuis des mois sont
insuffisants pour demander un placement.» Ce n'est que dix mois plus tard que la
séparation apparaîtra inévitable.
Sakina est alors psychotique, en proie à des hallucinations importantes. Dans sa
famille d'accueil, elle cachera de la nourriture sous son lit pendant des
années. «Son père était très violent, et sa mère, toxicomane, l'a laissée des
mois, couchée sur le dos, les volets fermés, précise le docteur Berger, qui l'a
prise en charge pendant quatre ans à l'hôpital de jour. Avec trois séances de
psychothérapie par semaine et des cours spécialisés, il lui aura fallu trois ans
pour apprendre que 2 + 2 = 4. Depuis, elle a remonté la pente.»
Aujourd'hui, à 20 ans, elle est autonome et travaille. Et voit sa mère de temps
en temps. «Elle me dit: "Je sais que mes parents ne pensent jamais à mon
anniversaire, que leur porte est souvent fermée, mais j'arrive à vivre avec
ça."»
Je reçois Michaël, âgé
de 19 mois, et sa mère en expertise.
Cette mère a abandonné ses deux premiers enfants, elle a ensuite été condamnée à
un an de prison pour avoir poignardé une femme que fréquentait l'un de ses
concubins.
«Elle vit actuellement avec le frère du père de Michaël. Depuis sa naissance,
elle refuse d'ouvrir sa porte aux travailleurs sociaux mandatés par le juge des
enfants, ne se rend ni aux audiences judiciaires, ni aux rendez-vous donnés par
le médecin de la Protection maternelle et infantile. Michaël n'est donc pas
vacciné. Bref, tout suivi est impossible. Michaël a un quotient de développement
(QD) de 68, la norme se situant entre 90 et 100. On peut donc craindre une
évolution vers une déficience intellectuelle.
J'indique la nécessité d'un placement rapide, seule possibilité de préserver le
devenir de cet enfant. La juge laisse Michaël dans sa famille et demande une
autre expertise par un autre médecin, sept mois plus tard.
«Le QD de Michaël, alors âgé de 26 mois, est tombé à 61, ce qui confirme le
risque de constitution d'une déficience intellectuelle, dont on ne sait pas si
elle sera réversible ou non. De plus, il présente un comportement violent. Le
deuxième expert demande, lui aussi, un placement rapide... sans effet. Ainsi,
nous avons la preuve que les expertises bien faites et les connaissances
scientifiques peuvent être ignorées. «Six mois plus tard, cet enfant doit être
retiré en urgence de son domicile, non pas parce que la juge des enfants a pris
conscience du "danger" éducatif, mais suite à une intervention de la police au
domicile, le concubin ayant frappé la tête de la mère à coups de marteau au
cours d'une scène habituelle de violence conjugale. L'appartement est d'une
saleté repoussante. Pendant combien de temps cet enfant sera-t-il protégé? C'est
imprévisible.»
Description du produit
Présentation de l'éditeur
" L'enfant peut bien supporter ça ", telle est la devise de nombreux professionnels qui travaillent dans le domaine de la protection de l'enfance. Trop souvent indifférents à la vulnérabilité de l'enfant, préoccupés essentiellement par ce qu'ils nomment les " droits des parents ", ils ne prônent que des réformes superficielles et inefficaces. Résultat : l'évolution fréquemment catastrophique des mineurs concernés vers une violence extrême, des troubles psychiatriques graves, une déficience intellectuelle. L'auteur répond avec précision aux arguments fallacieux de ces professionnels. Il indique clairement quels devraient être les axes directeurs cohérents législatifs, éducatifs et thérapeutiques permettant de mettre fin à ce qui est un des grands scandales de notre société. Au moment où vient d'être créée une Mission parlementaire d'information sur la famille et les droits des enfants, trois questions s'imposent : sommes-nous capables de regarder en face la gravité de nos dysfonctionnements judiciaires et de prendre en compte les connaissances actuelles ? Allons-nous mettre fin à la stupéfiante impunité dont bénéficient actuellement certains professionnels ? Ou, par idéologie et par manque de courage, allons-nous sacrifier de nouvelles générations d'enfants ? Biographie de l'auteur Maurice Berger est chef de service en psychiatrie de l'enfant au CHU de Saint-Etienne, ex-professeur associé de psychologie à l'Université Lyon 2, et psychanalyste. Ses travaux scientifiques dans le domaine de l'enfance font l'objet d'une reconnaissance internationale. |