Le texte suivant est tiré de Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée
(Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIV, n° 3/4, 1994 (91/92), p. 577-595.
©UNESCO : Bureau international d’éducation, 2000
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RUDOLPH STEINER
(1861-1925)
Heiner Ullrich1
Les idées réformatrices de Steiner ont aujourd’hui, dans de nombreux domaines, éducation,
médecine, agriculture et arts plastiques, notamment, un impact pratique tout à fait extraordinaire.
Sur le plan théorique, en revanche, ses écrits n’ont suscité, de la part des milieux scientifiques et
philosophiques, que peu d’intérêt et encore moins remporté l’adhésion. Cela étant, sa pensée
soulève des controverses passionnées parmi ceux qui la connaissent. Alors que ses partisans y
adhèrent sans réserve, les chercheurs universitaires en font un sujet de polémique et la critiquent en
bloc. Il n’y a pas de juste milieu dans l’appréciation des idées de Steiner.
Cela tient tout d’abord à la diversité et à l’hétérogénéité et à l’importance de son oeuvre
littéraire et rhétorique2, ainsi qu’à l’impossibilité de l’appréhender dans son intégralité ; son style,
souvent étrange et ésotérique, constitue un obstacle quasi insurmontable pour l’analyse scientifique
et philosophique. En outre, il n’existe à ce jour aucune biographie critique de Steiner, celles que l’on
trouve s’apparentant plus ou moins à l’hagiographie2 : pour ne pas nuire à son prestige, elles passent
sous silence les nombreuses influences intellectuelles qui l’ont marqué et ses faiblesses de caractère,
et s’arrangent pour présenter comme un tout harmonieux une vie personnelle et professionnelle
caractérisée par d’évidentes discontinuités. Nous nous bornerons, dans cet article, à exposer
brièvement les principaux faits indiscutables de sa vie et ses grands principe les plus accessibles qui
fondent son approche de l’éducation.
Fils d’un employé des chemins de fer autrichiens, Rudolf Steiner naît le 25 février 1861 à
Kraljevec (Croatie). Après avoir fréquenté l’école secondaire (pas de latin ni de grec), il étudie les
mathématiques, l’histoire naturelle et la chimie à l’École supérieure technique de Vienne de 1879 à
1883 en vue de devenir professeur de l’enseignement secondaire général. Toutefois, il ne termine
pas ces études et s’attache plutôt à approfondir ses connaissances littéraires et philosophiques. A
l’expiration de sa bourse, il travaille de 1884 à 1890 comme précepteur et éducateur d’un enfant
handicapé dans une famille juive de la grande bourgeoisie viennoise. Philosophe dilettante et
autodidacte, il entreprend entre 1882 et 1897, à l’instigation de son professeur de littérature et
mentor intellectuel Schroer, l’édition et le commentaire des oeuvres scientifiques de Johann
Wolfgang Goethe (1749-1832). A partir de 1890, il travaille, en tant que collaborateur indépendant,
aux Archives Goethe et Schiller de Weimar (Allemagne). Ses premiers écrits, et notamment son
oeuvre principale Der Philosophie der Freiheit [La philosophie de la liberté] (1894), sont
l’aboutissement de ses efforts pour donner une explication philosophique systématique du mode de
pensée objectif en même temps qu’idéaliste de Goethe. En 1891, il passe en tant qu’étudiant libre
son doctorat en philosophie à l’Université de Rostock (Allemagne) en soutenant une thèse
ultérieurement qui deviendra ultérieurement une de ses oeuvres majeures, Wahrheit und
Wissenschaft [Vérité et science].
En 1897, une fois terminés ses travaux d’édition, Steiner va s’établir à Berlin. Il travaille
comme rédacteur, écrivain, conférencier et chargé de cours et participe aux activités des milieux
littéraires bohèmes d’avant-garde, du mouvement ouvrier et des réformateurs religieux. En 1900, il
donne un cycle de conférences à la « Bibliothèque théosophique » occultiste, où il rencontre Marie
von Sivers qui deviendra plus tard sa seconde femme. De 1902 à 1913, il assume, en qualité de
2
secrétaire général, la direction de la section allemande de la Société théosophique dont le porteparole
international était Annie Besant. En tant que chef de file d’un mouvement de renouveau
spirituel le « Docteur Steiner » déploie alors une immense activité, multipliant conférences et
voyages, comme en témoignent un nombre impressionnant de comptes rendus sténographiques de
conférences (plus de 6.000) et près de trente monographies.
En 1913, Steiner rompt avec Annie Besant, en raison, essentiellement, de divergences
d’opinion sur l’interprétation ésotérique de la vie du Christ, et fonde avec la majorité de ses
partisans allemands la Société anthroposophique dont le siège se trouve aujourd’hui encore au
« Goetheanum » de Dornach, près de Bâle (Suisse), dont il avait lui-même dessiné les plans. En tant
que fondateur charismatique d’une communauté idéologique entièrement axée sur lui, Steiner
développe au cours des vingt dernières années de sa vie, dans d’innombrables cours et conférences
donnés dans toute l’Europe, un programme de réforme spirituelle dans les domaines de l’art, de
l’éducation, de la politique et de l’économie, de la médecine, de l’agriculture et de la religion
chrétienne.
L’ambiance révolutionnaire qui règne dans l’Allemagne vaincue des années 1918-1919 lui
offre l’occasion de mettre en pratique ses idées sur l’éducation dans une nouvelle école. Le
7 septembre 1919, il inaugure solennellement pour 256 élèves issus essentiellement de familles
ouvrières travaillant à la fabrique de cigarettes Waldorf-Astoria de Stuttgart (Allemagne), la
première « Libre École Waldorf », établissement d’éducation mixte du primaire et du secondaire. Il
faut replacer sa réforme pédagogique dans le contexte de l’utopie radicale de « structuration
tripartite de l’organisme social » qu’il avait lui-même proclamée : la création spontanée de nouveaux
établissements dotés d’une constitution autonome (jardins d’enfants, écoles et collèges) ainsi que
l’organisation coopérative d’entreprises économiques doivent permettre de parvenir à une stricte
séparation entre la vie culturelle et économique d’un côté et le système politique étatique de l’autre.
Le programme politique de « liberté de la vie spirituelle » et « d’économie associative »
défini par Steiner a échoué ; ses écoles en revanche ont été une réussite. Lorsqu’il meurt à Dornach,
le 30 mars 1925, en laissant inachevée la rédaction de son autobiographie, la première promotion
d’élèves de l’École Waldorf prépare le baccalauréat.
Le « Goethéanisme »
La perception intérieure du monde spirituel et la spiritualisation de tous les domaines de la vie
constituent le thème central de l’oeuvre de Steiner. A dix-neuf ans déjà, Steiner souffre de la
démythification du monde due à l’économie, la technique, les sciences naturelles et la philosophie
critique. Au plus profond de son être persiste au contraire la certitude, courante en d’autre temps,
de l’existence d’un univers spirituel. Au début de ses études, censément en sciences naturelles, il
écrit à un ami :
« L’année dernière je me suis efforcé de comprendre si Schelling a raison de dire qu’il existe en chacun d’entre nous
‘une merveilleuse faculté cachée, au-delà de l’instabilité du moment, de se retirer au plus profond de soi-même pour y
observer ce qu’il y a d’éternel en nous dans sa forme immuable’. Je pensais et pense encore avoir indubitablement
découvert en moi cette faculté intérieure. Il y a d’ailleurs longtemps déjà que je l’avais pressentie »4.
Dans ses oeuvres préthéosophiques Steiner, réfutant délibérément le criticisme de Kant, qui limite
l’expérience objective, s’efforce de justifier par la théorie de la connaissance cette expérience
mystique solitaire. Il part au contraire du principe que par-delà les limites de la connaissance définies
par Kant, tout ce qui est nécessaire à « l’explication du monde » est accessible à la pensée humaine,
car il est convaincu que la pensée est, sous la forme des idées, l’essence du monde. La connaissance
de soi permet de « pénétrer progressivement les fondements de l’univers ». Le spirituel s’incarne
dans l’ « organisme universel » ; sa manifestation la plus haute et la plus achevée est la pensée
3
humaine car l’homme exprime le contenu de la pensée, c’est-à-dire les idées éternelles. La
« perception intellectuelle » permet à l’homme de faire l’expérience directe des idées et de fusionner
ainsi (à nouveau) de manière altruiste avec les fondements de l’univers. La théorie de la
connaissance du jeune Steiner est donc à la fois une ontologie et une cosmogonie - un retour à la
doctrine prémoderne, à la fois naïve et réaliste, du réalisme des Universaux : elle a pour but de
montrer à l’homme sa mission et sa place dans le monde par le biais de la réflexion sur soi et doit lui
permettre de « conquérir par le travail de la pensée ce que l’on obtenait naguère par la foi en la
révélation : la satisfaction de l’esprit »5.
Le désir de réhabiliter une vision du monde objective et idéaliste explique aussi l’intérêt de
Steiner pour les recherches de Goethe sur la nature : contrairement aux sciences naturelles
expérimentales, basées sur l’analyse de causalité, Goethe était, dans sa morphologie idéaliste, à la
recherche de l’unité universelle de la nature ; il découvrit dans ses phénomènes primitifs ou dans les
archétypes du règne végétal et animal, les manifestations graduelles du spirituel qui est susceptible
de s’exprimer consciemment dans le microcosme que constitue l’homme.
Ce « goethéanisme » métaphysique, avec son anthropomorphisme implicite, est la première
réponse de Steiner à la question romantique fondamentale qu’il se posait : comment est-il possible
de transcender intellectuellement l’intellect afin d’exprimer l’invisible dimension spirituelle ? Comme
les premiers romantiques, Steiner cherche dans sa critique de la modernité, à réconcilier la science,
la religion et l’art, c’est-à-dire à remythifier la culture en faisant accéder la pensée à l’expérience
intuitive du « savoir originel ». Sa deuxième réponse, qui est moins philosophique et systématique
que théosophique et ésotérique est « la science spirituelle anthroposophique » sur laquelle repose
aussi pour l’essentiel son anthropologie pédagogique.
L’ «anthroposophie »
Steiner considère l’anthroposophie comme une forme plus large de la connaissance scientifique, qui
mène du « spirituel en l’homme jusqu’au spirituel dans l’univers », comme une forme de mystique
rationalisée. A la connaissance scientifique normale du monde physique, elle ajoute celle d’un
monde spirituel immatériel de prime abord invisible. L’hypothèse fondamentale de Steiner est « que
derrière le monde visible existe un monde invisible qui est tout d’abord caché aux sens, ainsi qu’à la
pensée liée à ces sens », et « qu’il est possible à l’homme de pénétrer dans ce monde caché s’il
développe certaines facultés qui sommeillent en lui »6.
La seconde hypothèse est que tout un chacun peut, en entraînant son « organe de la
connaissance » à la méditation, acquérir les facultés lui permettant d’accéder aux mondes
supérieurs : « l’être humain s’élève à la connaissance des mondes supérieurs lorsqu’en dehors
du sommeil et de la veille, il accède à un troisième état de conscience »7 où toutes les
impressions sensorielles sont éliminées alors même qu’il conserve toute sa conscience. Au
cours de son apprentissage, l’élève spirituel abandonne la forme conceptuelle figée de la pensée
ordinaire et franchit les phases imaginative et inspirée pour atteindre le stade intuitif de la
« vision claire et exacte ». Une fois devenue une enveloppe vide, l’âme se répand dans l’univers
tout entier, ne fait plus qu’un avec lui, sans pour autant perdre sa propre individualité8.
L’ «organe de la connaissance » est alors ouvert à l’expérience de la « logique vivante » du
monde spirituel et de son ordre cosmique. Les lois fondamentales de ce monde spirituel
occulte sont les processus de la réincarnation, du karma et la corrélation entre le macrocosme
et le microcosme.
D’après Steiner, le fonctionnement de ces lois explique pleinement l’évolution de l’univers
et le cours de la vie de chacun. Pour lui et pour ses adeptes, l’univers et l’homme ont une seule et
même origine première spirituelle ; par le biais de l’incarnation en sept âges planétaires ou de la
réincarnation en d’innombrables vies, le monde et l’homme s’élèvent de nouveau jusqu’au spirituel.
La cosmogonie de Steiner a la forme fondamentale du mythe gnostique : chute hors de l’esprit
4
universel et asservissement à la matière, élévation de l’âme et du monde jusqu’à l’autorédemption
dans une nouvelle fusion avec la source divine et spirituelle qu’ils portent l’un et l’autre en eux.
L’homme moderne vit au quatrième stade planétaire de développement de la terre, caractérisé par
l’expérience de l’individuation et de la respiritualisation. Il est utile à ce stade de croire en Jésus-
Christ, que Steiner ne considère pas d’abord comme un personnage historique mais comme un
« être solaire » cosmique qui, en tant que réincarnation conjointe de l’esprit de Bouddha et de
Zarathoustra, en représente la sagesse religieuse. Avec sa mort sacrificielle, ces « forces » se sont
répandues dans le monde ; depuis, elles aident l’homme à retrouver, au sein d’une civilisation
matérialiste séculière, le chemin du monde de l’esprit 9
Il existe donc en chaque homme un noyau spirituel qui descend des mondes spirituels avant
la naissance pour s’unir à son « enveloppe » physique et psychique ; il s’en sépare à nouveau au
moment de la mort pour se réincarner dans une autre vie terrestre. Lors de sa réincarnation
suivante, et du fait de son karma, c’est-à-dire l’enchaînement des vies successives, âme fait
l’expérience de la récompense ou de la punition pour les pensées et les actes de la vie antérieure,
tout comme dans la doctrine boudhiste de la sagesse.
Dans l’anthroposophie de Steiner, la loi de la réincarnation entraîne une compréhension
radicalement différente de la mort et de la naissance et de l’expérience historique et sociale. Chez le
nouveau-né, nous rencontrons, en tant que parents un être primitif et unique doté de dispositions
innées encore inconnues, qu’il n’est pas encore capable de manifester sous sa nouvelle forme
physique. L’éducation devient un moyen d’aider à l’incarnation, de soutenir et d’harmoniser la
croissance de l’être spirituel pour qu’il prenne sa forme physique qui est génétiquement et
spirituellement déterminée et qui porte dès avant la naissance l’empreinte du karma. Là où l’on
parlait jusqu’alors de « hasard » pour expliquer les événements de la vie, existe en réalité un réseau
de « dettes » non acquittées et de relations remontant à des existences antérieures.
La deuxième loi du monde spirituel est l’analogie microcosmique : l’homme est le monde à
échelle réduite, un microcosme, et le monde est l’homme à grande échelle, le « macroanthrope ». La
hiérarchie des divisions de la nature - règne minéral, règne végétal, règne animal et espèce
humaine – représente un ordre ascendant vers la spiritualité ; l’être humain, qui est le couronnement
de la création, réunit en soi les quatre formes d’existence ou « forces cosmiques actives ». De la
doctrine de l’être découle également une doctrine de l’évolution (ou plus exactement de
l’émanation) : animaux, plantes, minéraux se sont progressivement séparés de l’être humain avec
lequel ils ne faisaient qu’un ; ils lui demeurent cependant étroitement apparentés. Le monde minéral
est pour ainsi dire la partie solide de l’homme qui est restée au stade saturnien de développement de
la terre ; les plantes proviennent de la partie végétative éthérique de l’homme, qui est restée au stade
solaire, et les animaux enfin du corps humain du stade lunaire, déjà doté d’une âme animale, mais
qui n’est pas parvenu à aller plus loin dans le processus d’incarnation de l’esprit 10.
Ces différents règnes de la nature qui ont été éliminés du processus d’évolution de l’homme
se retrouvent aujourd’hui face à lui - non pas comme des éléments étrangers, mais comme des êtres
étroitement apparentés. La médecine homéopathique et la thérapeutique naturelle de Steiner, ainsi
que l’enseignement scientifique et écologique des écoles Steiner, se fondent sur cette doctrine
primitive, prémoderne, de l’unité du Cosmos. Dans l’optique anthroposophique, la nature de
l’homme est présentée comme la combinaison génétique de quatre sortes de forces ou éléments
cosmiques : le « corps physique », seul visible, soumis aux lois mécaniques du règne minéral ;
deuxièmement, le corps « surnaturel » ou corps de vie, caché, dans lequel opèrent les forces de la
croissance et de la reproduction, comme dans le règne végétal ; troisièmement, le corps « astral »
occulte, ou corps sensible, qui recèle les forces animales que sont les pulsions, les désirs, et les
passions, et quatrièmement, le corps humain individuel qui se réincarne, et qui ennoblit et purifie les
trois autres éléments11.
Pour l’anthroposophie considère ces quatre « corps », entités ou champs de force
permettent essentiellement de comprendre l’homme et l’univers ; de nombreux phénomènes sont
5
attribués à l’action du chiffre « 4 », par exemple les quatre éléments, les quatre saisons, les quatre
tempéraments, les quatre stades de la connaissance, etc., ce qui les explique en apparence12. Dans
ses ouvrages ultérieurs, Steiner ajoute à cela une structure tripartite de la nature humaine fondée sur
l’ancienne triade spirituelle : pensée, sentiment, volonté.
Revenons un instant en arrière : la pensée romantique de Steiner qui a commencé, en tant
que théorie de la connaissance faisant référence à Fichte et Schelling, par une auto-intuition
intellectuelle de la pensée, a abouti à une conception anthroposophique occulte du monde assorti
d’une nouvelle mythologie. De la réflexion sur la pensée, on passe à l’hétéronomie d’une unité
magico-mythique du monde dans laquelle le corps humain devient un élément du processus de salut.
Le paradoxe de l’anthroposophie est de déclarer comme scientifique ce qui n’est en vérité
qu’un mythe de deuxième ordre. Présence universelle du spirituel, symbolique des chiffres, magie de
l’analogie, la « logique vivante des images » de Steiner est une tentative de réhabilitation de la
pensée mythique13 et de la vie rituelle dans une civilisation dominée par la science.
Les fondements anthropologiques de l’éducation
Steiner définit les grands principes de sa théorie de l’éducation entre 1906 et 1909 sur un mode qui
semble de prime abord naturaliste : « C’est de la nature de l’être humain en devenir que se
dégageront comme d’eux-mêmes les points de vue à partir desquels on peut éduquer »14.
Cependant, au lieu de fonder, comme Dewey et Montessori par exemple, sa nouvelle pédagogie sur
la psychologie empirique de l’enfant, qui venait tout juste de voir le jour, Steiner la bâtit entièrement
sur son anthropologie spiritualiste cosmique : « Pour connaître la nature de l’homme en devenir, il
faut avant tout se fonder sur l’observation de la nature cachée de l’être humain »15. Pour Steiner
le « goethéaniste », l’homme est un microcosme au sein duquel opèrent toutes les forces ou idées
qui déterminent les degrés ascendants de la nature. Il considère le développement de l’enfant et de
l’adolescent comme un processus de croissance et de métamorphose au cours duquel se
développent progressivement et successivement les forces cosmiques végétatives d’abord, puis les
forces animales et enfin les forces intellectuelles. Selon Steiner, le drame de la crise, de la
métamorphose et de la renaissance se reflète dans la transformation physique de l’enfant qui obéit au
rythme cosmique de sept ans.
A la fin de la première période de sept ans, les forces « surnaturelles » de croissance ont
achevé de construire l’organisme de l’enfant, depuis la pointe des pieds jusqu’à la nouvelle
dentition ; ces forces physiques sont désormais « nées », c’est-à-dire qu’elles se métamorphosent en
forces d’apprentissage, et l’enfant développe ses sens intérieurs - il est prêt à aller à l’école. Au
cours des sept années suivantes, les forces « astrales » encore cachées de l’âme modèlent le monde
des pulsions, des passions et des sentiments. Celles-ci se libèrent au moment de la puberté et se
métamorphosent en capacité de pensée abstraite et de jugement. Elles aident les forces cachées du
moi à atteindre la maturité intellectuelle et sociale qui intervient à la fin de la troisième période de
sept ans, au moment de la naissance du moi.
C’est donc dans cette perspective que Steiner conçoit l’évolution au sens platonicien de
processus d’ascension rigoureusement continu : les sens extérieurs se forment en premier grâce aux
activités d’imitation, puis les sens intérieurs grâce à l’imagination créatrice et les différentes
catégories du jugement grâce à la pensée propre, enfin une vision du monde grâce à la réflexion sur
soi-même. Pour Steiner le théosophe, la formation de l’élève est en même temps un processus de
réincarnation. Un « moi » spirituel éternel descend prendre possession de son nouveau corps et le
modèle, également selon un rythme de sept ans, depuis la tête jusqu’aux mains en passant par le
coeur. Au début de la troisième période du cycle de sept ans, le « moi » spirituel a ainsi pris
possession du tout corps entier, jusqu’aux extrémités. La spiritualisation de l’âme et du monde
conceptuel peut alors commencer.
6
Les concepts d’évolution et de personnalité sont les deux piliers de l’anthropologie
pédagogique de Steiner. Sa conception de la personnalité est, elle aussi, en opposition avec la
recherche en psychologie de l’époque qui suivait une voie empirique : il renouvelle, sur fond de
spiritualisme, la vieille doctrine européenne des quatre tempéraments. Selon lui, on doit pouvoir
classer le caractère particulier de chaque être dans l’un des types de tempérament définis dans
l’Antiquité par Galien : mélancolique, flegmatique, sanguin et colérique. Chacun de ces quatre
tempéraments représente un type psychophysique complet que l’on reconnaît psychologiquement
par le type de stimuli auquel chaque individu est le plus réceptif, et physiquement par la forme du
corps.
Pour Steiner, un tempérament donné tient à la prépondérance de l’une des quatre forces
cosmiques (physique, surnaturel, astrale ou spirituelle) au cours de la réincarnation 16. L’une des
tâches essentielles de l’éducation consiste donc à équilibrer harmonieusement les tendances du
tempérament en évitant que l’une d’elles ne prédomine.
La conception de l’éducation que défend Rudolf Steiner n’a ni fondement éthicophilosophique
(comme par exemple chez Kant et Herbart), ni dimension socioculturelle (comme
chez Durkheim et Dewey) ni origine empirico-psychologique (comme chez Claparède et
Montessori). Elle découle de la néomythologie anthroposophique et possède un caractère
métaphorique. A la lumière de la notion de microcosme, l’éducation apparaît comme une croissance
et une métamorphose, l’enseignant étant le « jardinier » et celui qui « modéle ». De la foi en la
réincarnation découle l’image de l’éducation en tant qu’auxiliaire de l’incarnation et éveil spirituel,
l’éducateur devenant prêtre et directeur spirituel ; de la doctrine des tempéraments découle la
mission pédagogique d’harmonisation, l’éducateur étant alors perçu comme un thérapeute. Avec ses
métaphores organiques du « laisser grandir » l’enfant et celles de la guérison, ainsi que sa métaphore
religieuse de l’éveil, avec ces « vérités à faire », Steiner a créé les instruments dont les enseignants et
les éducateurs de ses écoles et de ses jardins d’enfants se servent encore de nos jours.
La physionomie de l’Éducation nouvelle
Pendant une dizaine d’années, les idées de Steiner sur l’éducation restent pendant 10 ans pure
rhétoriques. C’est seulement en 1919, année de la révolution allemande, à l’apogée du mouvement
international pour une éducation nouvelle (« Pédagogie réformée »), que Steiner, l’autodidacte en la
matière, fonde une nouvelle école. C’est alors qu’il intègre dans son anthropologie pédagogique,
parfois en contradiction avec ses propres conceptions idéologiques, de nombreux concepts de
l’époque qu’il emprunte à la réalité de l’enseignement, ne pouvant atteindre ses objectifs en utilisant
simplement une formule abstraite.
Dans la pratique, les écoles et jardins d’enfants Rudolf Steiner présentent des similitudes très
étroites, du point de vue historique et systématique, avec d’autres orientations du Mouvement de
l’éducation nouvelle, surtout en ce qui concerne leur structure et leur organisation, restées
pratiquement inchangées jusqu’à aujourd’hui :
1. Ce sont des établissements autonomes sur le plan économique et sur celui des programmes,
pédagogiquement centrés sur l’enfant, où parents et enseignants oeuvrent ensemble dans
l’intérêt de l’épanouissement de celui-ci.
2. Les jardins d’enfants Rudolf Steiner se caractérisent par une atmosphère familiale avec des
éducateurs de type maternel. Ils ont pour principaux objectifs de développer les sens par
l’imitation et de faire l’expérience de la collectivité tout au long d’une évolution marquée
par les rythmes de la vie. C’est à cela que servent les deux heures quotidiennes de jeux libres
avec des matériaux naturels et l’importance particulière accordée à la formation artistique et
à la méditation sur la religion de la nature.
3. Les écoles Rudolf Steiner sont des établissements regroupant le primaire et le secondaire ;
7
les élèves, répartis en classes d’âge stables de la première à la douzième année de scolarité,
étudient ensemble sans jamais être notés ni redoubler. Au lieu de remplir un carnet de notes
officiel, les enseignants rédigent chaque année, en termes libres, un compte rendu décrivant
les caractéristiques ou les résultats que l’élève a obtenus. Le développement généticoorganique
de l’enfant est la principale considération qui doit guider le choix des programmes
d’études et des méthodes pédagogiques.
4. L’instauration d’un équilibre entre activités cognitives, artistico-affectives et technicopratiques
en salle de classe et dans la vie scolaire doit permettre de former la personnalité de
l’élève dans son intégralité. Les activités pratiques, qu’elles soient de type horticoles,
agricoles, artisanales ou industrielles, doivent permettre à l’élève de s’ouvrir à la vie
pratique.
5. Pendant les huit premières années de scolarité, l’enseignant se considère avant tout comme
un éducateur. Il a, en qualité de maître (professeur principal), la charge de la même classe
pendant huit ans ; dans le cadre d’un enseignement « par périodes », il enseigne chaque jour
pendant deux heures les matières principales traditionnelles, en consacrant quatre semaines à
chacune d’elles. Il n’utilise pas de manuel standard, les « cahiers de période » préparés par
les élèves eux-mêmes constituant le matériel pédagogique principal. Deux langues
étrangères modernes sont étudiées dès la première année sous forme de jeux, conversations
et récitations.
6. Les écoles Rudolf Steiner n’ont pas de directeur ; les problèmes d’organisation et les
problèmes pédagogiques y sont gérés collégialement au cours de conférences
hebdomadaires. Elles sont regroupées à l’échelon mondial au sein de la Fédération des libres
écoles Waldorf, dont le siège est à Stuttgart, Allemagne, qui subventionne la création de
nouvelles écoles Rudolf Steiner et, surtout, organise ses propres cours de formation
pédagogique, fondée sur l’anthropologie de Steiner.
Ces caractéristiques structurelles conduisent généralement tous les observateurs, qu’il s’agisse de
parents, de spécialistes de l’éducation ou de responsables politiques de l’éducation, à considérer,
avec raison, les écoles Waldorf avant tout comme un modèle pratique d’éducation nouvelle. Sur le
plan historique, il existe - la seule date de fondation (1919) en témoigne déjà - une étroite parenté
entre ces écoles et les « Écoles de vie communautaire » qui se sont simultanément développées à
Hambourg dans le cadre des écoles expérimentales des années 1920 et de leur synthèse, les écoles
du Plan de Jéna Petersen créées en Allemagne, par Peter Petersen, qui en sont la synthèse.
Ce qui caractérise les écoles Steiner et les écoles du Plan de Jéna en tant qu’établissements
autonomes d’éducation mixte ayant l’enfant pour motivation principale, c’est leur atmosphère de
type familial, l’attention extrême qu’on y porte à la vie scolaire, les jardins, ateliers et les cours
pratiques qui viennent compléter l’enseignement en classe, le souci qu’on y a du bien-être physique
et spirituel des élèves, l’accent qu’on y met sur l’éducation musicale et un rythme de vie scolaire
marqué par des fêtes et cérémonies. Les parents sont étroitement associés à la vie scolaire ; les
enseignants se considèrent avant tout comme des accompagnateurs du développement de l’enfant ;
tout compromis avec le souci bureaucratique de sélection et avec le système étatique de notes et de
certificats y est mal vu. Ce qui, parmi les initiatives de l’éducation nouvelle, donne aux écoles et
jardins d’enfants Rudolf Steiner leur profil particulier c’est l’importance qui y est accordée (i) à la
direction pédagogique (maître ; cours magistral) ; (ii) à l’expérience artistique et religieuse (contes,
textes sacrés, eurythmie, etc.) ainsi qu’à (iii) l’organisation systématique, quasiment rituelle, de
l’éducation et des cours.
L’éducation en tant qu’intégration au cosmos
Dans la pratique, l’éducation selon Steiner ne laisse rien au hasard. Une structure rythmique est
délibérément appliquée à tous les aspects de la réalité pédagogique - espace, temps, environnement
8
social et matériel. L’activité pédagogique tout entière apparaît de ce fait intégrée à un ordre
cosmique tel un événement rituel.
L’architecture des écoles Rudolf Steiner qui évite l’angle droit, crée un monde en miniature
dont l’organisation reflète la structure cosmique de l’univers. Les élèves et les enseignants pénètrent
dans l’école, comme dans un lieu de culte, par un hall grandiose ; là ils se réunissent sous un même
toit pour former une congrégation qui se rassemble dans la salle de cérémonie pour les fêtes selon le
rythme cyclique des quatre saisons. Comme une cathédrale du Moyen-Âge, le bâtiment scolaire
doit, par son plan, ses proportions, son acoustique, ses coloris, ses motifs picturaux, l’incidence de
la lumière et son orientation par rapport aux points cardinaux, s’efforcer de favoriser l’élévation de
l’âme17. Dans les salles de classe, par exemple, la couleur murs se « développe » de la première à la
huitième année de scolarité en suivant les couleurs du spectre, passant ainsi du rouge au jaune, puis
au vert, au bleu et au violet ; de même, les éléments qui décorent les classes suivent, eux aussi,
l’évolution du matériel de lecture utilisé dans les programmes scolaires des écoles Waldorf, depuis
les contes de fées jusqu’à la littérature moderne.
Dans les petites classes, les élèves sont placés en fonction de leur tempérament : les
flegmatiques et les colériques sont assis à la périphérie, les mélancoliques et les sanguins au milieu.
Pendant le cours, l’enseignant s’adresse à tour de rôle à chaque groupe en lui apportant des stimuli
propres à équilibrer les tendances naturelles de ses membres.
La dimension temporelle du processus pédagogique est organisée de façon « rythmique »,
exactement comme pour sa dimension spatiale. Les périodes de développement de sept ans,
marquées par la « naissance » des nouvelles forces de l’être, notamment au début du changement de
dentition et au moment de la maturité sexuelle, en constituent le cadre général. Comme indiqué
précédemment, chaque période de sept ans s’adresse à une « partie » différente de la personnalité de
l’élève en allant pour ainsi dire progressivement de l’extérieur vers l’intérieur ; à chacune
correspond une méthode différente d’apprentissage et d’enseignement, depuis l’activité extérieure
d’imitation jusqu’à la pensée abstraite autonome en passant par la représentation intérieure.
(Contrairement à son modèle Comenius, Steiner subdivise en outre chaque période de sept ans en
trois périodes de deux années et un tiers chacune). Pendant l’année, le début des quatre saisons est
souligné par des fêtes particulières concordant avec les grands moments de l’année religieuse
(chrétienne), auxquelles on se prépare en classe en étudiant les légendes correspondantes. Le rythme
mensuel est créé par le découpage des matières principales en période de quatre semaines et par des
fêtes ou cérémonies au cours desquelles les élèves présentent à toute l’école rassemblée les résultats
de leur apprentissage. Le rythme de la semaine est ponctué par le retour de la récitation du verset
que le maître rédige à l’intention de chaque élève des petites classes (de la première à la huitième
année) et inscrit dans son « témoignage » (bulletin) et que chacun d’entre eux doit réciter le matin
au début des cours, le jour de la semaine où il est né ; en outre, les cours de dessin et de peinture ont
toujours lieu le samedi et les réunions pédagogiques le jeudi après-midi et soir. Le rythme quotidien
veut que les disciplines à caractère plutôt théorique soient successivement enseignées chaque jour
avant les activités artistiques et pratiques. Enfin, chaque heure de cours est en général conçue de
manière à ce que la première phase rythmique s’adresse à la volonté de l’enfant, la seconde à ses
sentiments et la conclusion, plus calme, à sa pensée.
L’environnement social de l’élève est nettement séparé en deux zones, celle toute proche où
évolue le maître, omnipotent, qui est avant tout un éducateur, et celle plus éloignée où évoluent les
professeurs spécialisés qui ne font qu’enseigner certaines disciplines.
Le maître, perçu comme détenteur de l’autorité, enseigne toutes les disciplines
traditionnellement importantes, dispensant un « enseignement formateur du caractère », au sens
qu’Herbart donne au mot, du type narratif moralisateur, devant servir d’exemple et fondé sur la
reproduction par l’élève, sous forme picturale ou écrite, du monde iconographique ou linguistique
avec lequel il a ainsi été familiarisé. Le maître rédige chaque année un rapport pédagogique ou
« témoignage » dans lequel il dépeint le caractère de l’enfant en se fondant sur le sentiment intime
9
qu’il a de sa nature. Au début de la troisième période de sept ans, commence le second cycle du
secondaire, qui dure quatre ans et qui est marqué par le passage sans transition à un système
exclusivement établi sur le principe de l’enseignement spécialisé, c’est-à-dire par le passage de la
primauté de l’individu et de l’image à la primauté de l’objet et du concept.
Là encore, nous avons affaire à un « cosmos organisé » selon un ordre systématique qui
découle du concept de concentration pédagogique et de classification génétique des thèmes ou de la
teneur des cours. La pédagogie de Steiner se rattache ici au système des « phases culturelles »
d’Herbart et de ses disciples, en le replaçant dans son propre contexte anthropologique. Dans ce
« programme pédagogique « , l’étude des époques de l’histoire humaine est synchronisée
génétiquement avec les étapes du développement de l’enfant.
A chaque niveau d’âge, un matériel narratif spécifique doit servir de base pour l’ensemble de
l’enseignement dispensé pendant l’année scolaire. On commence en première année avec les contes,
les fables et les légendes, puis on passe à l’histoire de l’Ancien Testament, aux mythes et récits
héroïques locaux, à la mythologie et à l’histoire grecques et romaines, au Moyen-Âge et à l’ère des
grandes découvertes ou de la réforme, pour arriver en huitième année à l’histoire de la culture
moderne. Dans les écoles Steiner, on retrouve cette classification « organique » dans toutes les
disciplines, jusque et y compris dans l’éducation musicale et les travaux manuels. L’exemple de
l’enseignement des sciences naturelles montre bien qu’il est possible, sur la base de ce principe
génétique, de dispenser un enseignement moderne de l’écologie. Dans les écoles Steiner, les cours
de sciences naturelles commencent pour ainsi dire par faire appel aux sentiments de l’enfant de six à
neuf ans, qui vit encore dans un état d’union magico-animiste avec la nature ; des formes narratives
imagées doivent permettre de préserver le plus longtemps possible un sentiment fondamental de
sympathie avec les manifestations de la nature.
L’enfant, dont la pensée est à la fois naïve et réaliste, commence à partir de la troisième
année à observer les éléments de l’environnement naturel : partant de la notion anthroposophique
d’unité universelle, le monde animal est considéré comme le prolongement de l’homme ou l’homme
comme la synthèse du règne animal, tandis que le monde végétal est perçu comme la manifestation
visible et active, de l’âme de la Terre. Le sentiment de l’unité cosmique et l’observation de
l’analogie morphologique entre tous les êtres vivants sont renforcés par un apprentissage des soins à
donner à la nature : depuis l’aménagement et l’entretien du jardin de l’école jusqu’aux activités
pratiques d’agriculture et de sylviculture biologiques en passant par les cours d’horticulture. Le
sentiment de responsabilité commune envers la nature ne doit pas être induit de façon théorique
mais trouver son accomplissement dans une occupation active, l’élève se pénétrant de la profonde
interdépendance entre l’homme et la nature grâce à son expérience personnelle.
C’est seulement à partir de la septième année d’études que, partant du monde des solides,
l’élève est progressivement initié à l’analyse causale du « savoir dominant » de la physique moderne.
L’enseignement des sciences naturelles dans les écoles Rudolf Steiner est donc en même temps une
éducation environnementale « globale » Il constitue une tentative pour préserver aussi longtemps
que possible chez l’élève le sentiment du lien entre l’homme et la nature ou, de le restaurer par un
savoir acquis lorsqu’il parvient aux stades ultérieurs de la réflexion. Compte tenu de ces objectifs, il
a indubitablement des points communs systématiques avec les actuelles contributions de la
philosophie de la nature au problème de l’éducation environnementale.
Pour résumer, la pédagogie pratique des jardins d’enfants et écoles Rudolf Steiner
ressemble, beaucoup, à première vue aux initiatives du Mouvement de l’éducation nouvelle qui lui
sont contemporaines, car tous les objectifs et les mesures pédagogiques tendent uniquement à
favoriser la « croissance » de la personnalité de l’enfant et de l’adolescent. Ce qui les distingue des
autres établissements appartenant à ce mouvement, c’est l’importance particulière qu’elles
accordent à la systématisation et à la ritualisation spatiales, temporelles et conceptuelles de la
pratique éducative et pédagogique.
10
Contrairement à ce qui se passe dans le monde largement démythifié et pluraliste de l’école
publique, l’éducation et l’enseignement y retrouvent une dimension culturelle, c’est-à-dire à la
fois esthétique, morale et enfin religieuse. Cette orientation métaphysique de la pédagogie
steinérienne découle directement de la vision antimoderniste du monde qui caractérise
l’anthroposophie.
Un succès retentissant
Dans le monde de l’enseignement, on assiste à un phénomène particulièrement frappant : la
popularité croissante des écoles et jardins d’enfants Rudolf Steiner. Marginaux il y a peu de temps
encore, ils sont devenus, en l’espace d’une vingtaine d’années, les chefs de file du Mouvement pour
une éducation nouvelle. Depuis sa création en Allemagne en 1919, le modèle d’école Steiner s’est
propagé en Grande-Bretagne, au Canada, en Afrique du Sud et en Australie puis dans les
métropoles d’Amérique latine et jusqu’au Japon, pour revenir aujourd’hui vers les États d’Europe
orientale en pleine réforme. Cet étonnant succès se traduit comme suit dans les chiffres :
TABLEAU 1: Nombre d’écoles Rudolf Steiner entre 1919 et 199218
Allemagne Europe Outre-mer Total
1919 1 0 0 1
1925 4 3 0 7
1938 8 8 0 16
1955 25 8 8 41
1971 32 42 21 95
1983 80 154 76 350
1992 144 289 149 582
Le nombre de jardins d’enfants Steiner et d’instituts de formation pédagogique « Waldorf » a
augmenté parallèlement. Face à cette impressionnante prolifération d’établissements nouveaux, il
convient de souligner que la création d’écoles Rudolf Steiner n’est ni planifiée par l’administration
scolaire, ni le fait d’un individu mais bien plutôt le fruit d’initiatives indépendantes des parents et des
éducateurs, au prix de sacrifices assez considérables en temps et en argent (frais mensuels de
scolarité et dons en ce qui concerne les parents, réductions volontaires de salaires pour les
enseignants et éducateurs). Ce sont principalement le refus de la sélection constante des élèves par
un système de notation, la critique de l’apprentissage « scolastique » purement cognitif, une
aversion pour la rigidité bureaucratique et pour le manque de transparence et l’anonymat pluraliste
des grands complexes scolaires de l’enseignement public qui incitent de nombreux parents et
enseignants à contribuer à la création et au développement d’écoles Rudolf Steiner.
Les parents des élèves des écoles Rudolf Steiner se recrutent essentiellement dans la classe
moyenne aisée, particulièrement sensibilisée aux problèmes et aux besoins de l’enfant et souvent
issue de milieux universitaires. Ce groupe trouve dans les établissements Rudolf Steiner une
nouvelle forme de communauté et par là même le soutien social que les institutions traditionnelles -
église, communauté locale et famille - ne sont plus à même de leur donner. Non seulement les
écoles Rudolf Steiner remportent un vif succès, mais encore les résultats des élèves qui les ont
fréquentées en Allemagne sont impressionnants, comme en témoigne le seul fait que, en 1990, le
pourcentage (57,5 %) de leurs élèves ayant atteint le niveau requis pour poursuivre des études
universitaires ait été deux fois supérieur à celui des élèves de la même classe d’âge fréquentant des
établissements publics19, et cela alors même que pendant douze ans leur travail n’avait été
sanctionné par aucune note. Par ailleurs, une enquête quantitative assez ancienne, réalisée auprès
d’anciens élèves (nés en 1940-1941) des écoles Rudolf Steiner en Allemagne, a fait apparaître entre
les personnes interrogées et un groupe-contrôle des différences significatives : plus grande mobilité
11
géographique et sociale, tendance plus marquée à consacrer ses loisirs à la lecture, à l’art, à la
pratique de la musique, au travail manuel et à la formation permanente20. Une étude qualitative plus
récente portant sur la formation d’anciens élèves d’une école Rudolf Steiner assurant à la fois une
préparation universitaire et professionnelle (Hiberniaschule de Herm, en Allemagne) a permis elle
aussi de constater que ces élèves étaient mieux armés pour la vie et en particulier plus qualifiés pour
les tâches techniques. Ils avaient davantage confiance en eux-mêmes et s’intéressaient à davantage
de choses, étaient plus ouverts aux idées nouvelles et étaient particulièrement nombreux à accepter
d’assumer une responsabilité sociale21.
L’école Rudolf Steiner en question possédait toutes les caractéristiques principales d’une
« bonne école » : (1) des enseignants compétents sur le plan méthodologique et soucieux de tout ce
qui touche aux enfants ; (2) une approche harmonieuse et cohérente assurée par l’existence d’un
consensus sur les grands principes pédagogiques, (3) une réflexion constante des enseignants sur
leur propre travail lors de conférences pédagogiques et de cours de formation permanente ; (4) un
sens de la continuité dû à la création d’une tradition propre. Ce profil est typique des écoles du
Mouvement de l’éducation nouvelle ainsi que de nombreuses écoles Rudolf Steiner.
Toutefois, le fait que ces écoles obtiennent de bons résultats ne tient toutefois pas
uniquement à leur orientation pédagogique particulière et à la forte identification des parents avec
un établissement qu’ils ont eux-mêmes choisis, mais également au statut social privilégié de leur
clientèle. En effet, du fait même qu’en tant qu’établissements privés, elles sont librement choisies par
les parents, les écoles Steiner se trouvent involontairement investies de la tâche de perpétuer
certaines distinctions et d’opérer une redifférenciation sociales. Ainsi échappent-elles d’emblée à de
nombreux problèmes auxquels les écoles ordinaires, « ouvertes à tous », se heurtent inévitablement
dans l’accomplissement de leurs tâches.
Un bilan contradictoire
Le débat auquel donne lieu la pédagogie de Rudolf Steiner dans les milieux spécialisés a, encore
aujourd’hui, ceci de paradoxal que cette pédagogie est acceptée dans la pratique et méconnue sur le
plan théorique. Alors que jusqu’aux années 80 les spécialistes de l’éducation ont, à de rares
exceptions près, négligé l’oeuvre pédagogique de Steiner et de ses disciples, en Allemagne par
exemple, d’éminents spécialistes des programmes et praticiens de l’éducation nouvelle avaient, dès
les années 20, constaté en visitant la première « Libre école Waldorf » (à Stuttgart) que
l’établissement créé par Steiner était animé par le même esprit réformiste. La Ligue mondiale pour
l’éducation nouvelle, fondée en 1921, n’a toutefois admis les écoles Rudolf Steiner comme
membres de sa Section germanophone qu’en 1970, les tirant ainsi de 50 ans de « splendide
isolement ». Entre-temps, elles sont, parmi les écoles du Mouvement de l’éducation nouvelle en
Allemagne, de plus en plus nettement apparues comme la véritable alternative aux établissements
publics et confessionnels.
Compte tenu de cette évolution, les milieux allemands de l’enseignement se sont depuis
dix ans environ lancés dans une étude et une discussion approfondies de la pédagogie de Steiner22.
Les positions sur le sujet sont extrêmement contrastées allant de l’approbation enthousiaste jusqu’à
la critique impitoyable.
Les uns soulignent la pratique positive d’une éducation « complète » adaptée à l’enfant et
passent sous silence l’anthropologie métaphysique de Steiner. Les autres critiquent justement sans
merci cette néomythologie occulte de l’éducation et mettent en garde contre les risques
d’endoctrination qui en découlent (« école où est enseignée une conception du monde ») leur
insistance sur ce point les empêchant de juger impartialement les multiples facettes de la pratique
steinérienne. La position des critiques idéologiques est encore confortée par l’assertion des
pédagogues anthroposophes selon laquelle toutes les normes et toutes les formes de leur pratique
éducative procèdent de l’anthropologie « cosmique » du maître.
12
Est-il possible de résoudre ce paradoxe fondamental de la pédagogie de Steiner : la création
d’une pratique fructueuse sur la base d’une théorie douteuse ? Nous estimons quant à nous qu’il ne
faut pas chercher le fondement systématique de la pratique éducative étonnamment stimulante et
efficace des écoles Steiner dans les « vérités » simples de la doctrine anthroposophique, mais dans la
diversité des points de vue, métaphores et maximes pédagogiques sur lesquels elle s’appuie. La
pédagogie de Steiner demeure fidèle aux principes de bon sens qui fondent la pédagogie moderne
depuis Comenius et Pestalozzi : premièrement, le concept d’enseignement et d’apprentissage
génétiques (progressivité de la formation en fonction du développement des capacités et des
connaissances culturelles de l’enfant et, deuxièmement, le postulat de l’offre d’une formation
« complète » (faisant appel à la tête, au coeur et à la main), troisièmement, le principe de
l’apprentissage et de l’activité communautaires grâce, par exemple , au maintien, pendant toute la
scolarité de classes homogènes quant à l’âge mais hétérogènes quant au niveau et à l’organisation
d’une vie scolaire aux aspects multiples.
C’est sur cet ensemble de dogmes pédagogiques classiques que repose le consensus
fondamental entre les enseignants, éducateurs et parents associés à la pratique éducative des
établissements Rudolf Steiner. Contrairement aux autres pédagogues du Mouvement de l’éducation
nouvelle (Montessori, Neill, Geheeb, etc.), dont le dogmatisme est moins affirmé, les pédagogues
des écoles et jardins d’enfants Rudolf Steiner manifestent une indiscutable volonté d’orthodoxie, de
prosélytisme, d’orgueil ou d’isolement sectaires, ce qui rend d’autant plus remarquable lr dialogue
que d’éminents disciples de Steiner ont noué en Allemagne avec des spécialistes de l’éducation ; à
cette occasion ils ont pu comparer leur conception anthropologique de la pédagogie, et les formes
d’enseignement qui en découlent, avec les concept et les modèle des sciences humaines ainsi que les
critères de recherche. 23
Compte tenu de la propagation de la pédagogie de Steiner dans le monde entier, même hors
de la sphère culturelle européenne, et du dialogue tout juste entamé avec les spécialistes de
l’éducation, il sera peut-être possible d’en adopter et d’en développer les éléments sous de nouvelles
formes moins empreintes du culte de la personnalité. Enfin, la pratique de cet enseignement, avec
son large éventail de possibilités d’apprentissage dans le domaine des arts, des travaux manuels, des
soins à apporter à la nature et les nombreuses occasions de participer à des tâches communautaires,
est beaucoup trop importante pour qu’on se contente de la laisser aux inconditionnels de Rudolf
Steiner.
Notes
1. Heiner Ullrich (Allemagne). A étudié la littérature allemande et française, ainsi que les sciences de l’éducation
aux Universités de Francfort, Fribourg, Tübingen et Heidelberg. Est devenu professeur de l’enseignement
secondaire avant d’être nommé à l’Institut d’éducation de l’Université de Mayence comme spécialiste des
sciences de l’éducation. S’intéresse à la théorie de l’enseignement, à l’histoire de l’éducation et aux écoles
Waldorf. Citons parmi ses publications récentes : Kinder am ende Ihres Jahrhunderts :
PädagogischePerspektive
[Les enfants à la fin du siècle : perspectives de l’éducation]. (dir. publ. F. Hamburger, 1991) ; etDie Reformpädagogik [Réforme de l’éducation] (1990).
2. Depuis 1955 les éditions Rudolf Steiner publient à Dornach (Suisse) l’oeuvre complète (ouvrages et
conférences) de Rudolf Steiner qui représente à ce jour plus de 350 volumes. On en trouvera un aperçu
systématique dans : Hella Wiesberger : Rudolf Steiner, Das
literarische und künstlerische werk einebibliographische Übersicht
[Panorama, bibliographique de l’oeuvre littéraire et artistique de Rudolf Steiner],Dornach, 1961.
3. Les ouvrages suivants sont essentiels pour mieux connaître les idées de Rudolf Steiner.
Mein Lebensgang. Einenicht vollendete Autobiographie
[L’histoire de ma vie : une autobiographie incomplète], publié par MarieSteiner, 1925, Dornach 1983 (Bib. no 28), paru en français sous le titre Autobiographie, Genève, Éditions
Anthroposophiques Romandes, 1979 ; Christoph Lindenberg, Rudolf Steiner. Eine Chronik 1861-1925
[Rudfolf Steiner : l’histoire de ma vie, 1861-1925]. Stuttgart 1988 et Gerhard Wehr :
Rudolf Steiner. Leben-Erkenntnis-Kulturimpuls
[Rudolf Steiner, l’élan de la vie, de la connaissance et de la culture], Munich 1987.13
4 Rudolf Steiner, Briefe I 1881-1891 [Correspondance, vol. 1, 1881-1891], dir. publ. Edwin Froboese et Werner
Teichert. 2e édition. Dornach 1955, p. 63.
5. Rudolf Steiner, Grundlinien einer Erkenntnistheorie der Goetheschen Werltanchauung, mit besonderer
Rücksicht auf Schiller [L’épistémologie, dans ses grandes lignes de la conception goethéenne dumonde avec
des considérations particulières sur Schiller], 1886, seconde édition revue et augmentée, 1924 ; Donarch 1960,
p. 17 (Bibl. no2 ) : paru en français sous le titre une théorie de la connaissance chez Goethe. Genève, Éditions
Anthropologiques Romandes, 1985, p. 19.
6. Rudolf Steiner, Die Geheimwissenschaft im Umriss, 1910 ; Franckfort, 1985, p. 41 (Bibl. no13 ; paru en
français sous le titre La science de l’occulte, Éditions Centre Triades, 1970, p. 22-23.
7. Ibidem, p. 177.
8 Ibidem, p. 229.
9. Voir Ibidem p. 172 et suivantes.
10. Voir Ibidem, chapitre IV, « L’évolution cosmique et l’être humain ».
11. Rudolf Steiner , Die Erziehung des Kindes vom Gesichtspunkte de Geiteswissenschaft, 1907 : 9e édition,
Berlin, 1919, p. 16 : paru en français sous le titre L’éducation de l’enfant à la lumière de la science spirituelle,
5e édition revue, 1989, Éditions Centre Triades, Paris.
12. Voir Heiner Ullrich : Waldorfpädaogogik und okkulte Weltanschauung [La pédagogie des écoles Waldrof et la
vision du monde à paritir des sciences occultes], 3e édition Weinheim/Münich 1991, p. 163.
13. Voir Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen. Zweiter Teil : das mythische Denken [Philosophie
de la forme symbolique, vol. 2, Pensée mythique] 7e édition, Darmstadt 1977.
14. Rudolf Steiner, Die Erziehung des Kindes [L’éducation de l’enfant], Opus cit., p. 7.
15. Ibidem. p. 8
16. Voir Rudolf Steiner, Das Geheimnis der Temperamente, 1908-1909 : Bâle, 1980, p. 20 et suiv. ; paru en
français sous le titre Tempéraments, dans : Études psychologiques, Genève, Éditions Anthropologiques
Romandes.
17. Voir Rex Raab, Die Waldorfschule baut : 60 jahre Architektur del Waldorfschule, Stuttgart, 1982 ; paru en
français sous le tire Bâtir pour la pédagogie Rudolf Steiner, 60 ans d’architecture pour la pédagogie Waldorf,
Genève, Éditions Anthroposophiques Romandes, 1983.
18. D’après les statistiques de la Fédération des Libres Écoles Waldorf, Stuttgart, Allemagne au 15 décembre
1992.
19. Voir Bundesministerium für Bildung und Wissenschaft (Ministère fédéral de l’éducation et des sciences) :
Grund und Strukturdaten 1991-1992 [Éléments et chiffres de base 1991-1992]. Bonn 1991, p. 84.
20 Voir Stefan Leber,
Die Waldorfschule im gesellschaftlichen Unfeld. Zahlen, Daten und Erläuterungen zuBildungslebensläufen ehemaliger Waldrofschüler
[L’école Waldorf dans le contexte de la société : chiffres,dates et explications concernant le cursus éducatif des anciens élèves des écoles Waldorf]. Stuttgart 1981.
21 Voir Luzius Gessler, Bildungserfolg im Spiegel von Bildungsbiographien, Begegnungen mit schülerinnen und
schulern der hiberniaschule [Biographies sur l’éducation décrivant des réussites pédagogiques : rencontres
avec des écoliers et des écolières de l’école Hibernia]. Francfort-sur-le Main/Berne/New York/Paris 1988.
22. Sur ce sujet, voir par exemple Otto Hansmann (dir. publ.) :
Pro und contra waldorfpädaogik. Akademischepädagogik in der auseinandersetzung mit der Rudolf Steiner pädagogik
[Pour ou contre l’éducation Waldorf.Comparaison avec l’éducation Steiner]. Würzburg 1987.
23. Voir Heiner Ullrich, « Kleiner Grenzverkehr : Über eine neue Phase in den Beziehungen zwischen
Erziehungswissenschaft und Waldorfpädagogik » [Mouvements aux frontières : une nouvelle phase des
relations entre les sciences de l’éducation et l’enseignement dispensé dans les écoles Waldorf].
PädagogischeRundschau
(Francfort-sur-le Main), no 46 (1992), p. 461-480.OEuvres de Rudolf Steiner relatives é l’éducation
Dans l’ordre chronologique
A l’exception de quelques essais, les déclarations de Rudolf Steiner relatives à l’éducation se présentent sous forme de
conférences. Ses conférences sur l’éducation et l’école figurent dans ses oeuvres complètes (voir note 1, bibliographie
no 293-311). Les principaux ouvrages publiés sont les suivants :
1907- Die Erziehung des Kindes vom Gesichtspunkte de Geiteswissenschaft, Donarch, 1978. Die Erziehung des
Kindes vom Gesichtspunkte de Geiteswissenschaft, 1907 : 9e édition, Berlin, 1919, p. 16 : [paru en français
sous le titre L’éducation de l’enfant à la lumière de la science spirituelle, 5e édition revue, 1989, Éditions
14