Pour essayer de comprendre quelques unes des particularités
d’un des énigmes de la science, nous vous exposons le cas de plusieurs
personnes à travers le monde, qualifiées d’autistes-savants. Débiles où
hyper intelligents, si la différence est immense, la confusion est
monstrueuse.
On les croyait débiles. Pourtant, Katia lit neuf langues,
Kim connaît par coeur 12 000 livres, Stephen dessine de mémoire la carte de
Londres, Matt a appris à jouer du piano en une nuit. Ces autistes-savants
possèdent une mémoire et une perception hors du commun grâce à un cerveau
différent.
L’enfant hérisson
« Je ne peux qu’avec beaucoup de peine supporter mon
existence triste à en mourir. Elle est grise, elle cause des tourments, mais
elle exhale aussi le parfum des cèdres : elle est roucoulante, terrible. »
Ainsi écrit Katia Rohde, auteur de « L’enfant hérisson », autobiographie
d’une autiste. Un livre proche de la synesthésie rimbaldienne où couleurs,
émotions et odeurs se répondent dans une langue nourrie d’images
singulières. Un livre d’une étrange beauté et surtout un défi lancé à la
science ! Jusqu’à l’âge de 23 ans, en effet, cette jeune allemande est
considérée, par les médecins comme par ses proches, comme une attardée
mentale, une « débile » incapable de parler, d’écrire, de maîtriser ses
gestes. Il faut la nourrir, la laver, l’habiller. C’est presque par hasard
qu’une institutrice découvre qu’elle sait lire et écrire, alors qu’elle
tente de la faire communiquer avec un clavier d’ordinateur. Dès lors, c’est
l’incroyable révélation. Outre l’allemand, la jeune femme maîtrise aussi le
français - c’est elle qui a réalisé la traduction de son livre -, l’anglais,
l’italien, le latin. Mais ce n’est pas tout : à la surprise générale, elle
possède aussi des notions de grec, de russe, d’arabe et même de swahili.
« Il est difficile de mesurer l’état de ses connaissances : dès qu’elle se
sent testée, elle se bloque », explique sa mère, Ulla Rohde.Dans « L’enfant
hérisson », écrit avec le soutien de sa mère, professeur de français, Katia
explique avoir lu l’imposante bibliothèque de ses parents, à leur insu, et
se souvenir de tous les livres, grâce à une « mémoire photographique ».
Après ce premier ouvrage, rapidement devenu un best-seller en Allemagne, une
série de nouvelles, « Les métamorphoses », inspirées d’Ovide, est venue
confirmer son insolite talent littéraire. A 34 ans, Katia s’apprête à
publier un recueil de poèmes et vient d’entamer l’écriture d’un roman.
Prodigieuse mémoire visuelle
Comme Katia, ils sont quelques autistes, à travers le monde,
à posséder des facultés exceptionnelles, alors qu’ils sont, par ailleurs,
sérieusement handicapés dans certaines tâches de la vie courante. On les
appelle autistes-savants. Les progrès des neurosciences ont récemment permis
de porter un nouveau regard sur ces êtres fascinants et énigmatiques. Kim
Peek est certainement le plus célèbre d’entre eux. Il est le vrai « Rain
Man », incarné à l’écran par Dustin Hoffman dans le film de Barry Levinson
sorti en 1988. Cet incroyable bonhomme scanne des pages entières de livres,
sa prodigieuse mémoire visuelle lui permettant de lire en même temps deux
pages, une de chaque oeil, et d’en mémoriser le contenu en à peine huit
secondes. D’après son père, dès l’âge de 16-20 mois, Kim retenait tout ce
qu’il lui lisait. A ce jour, il peut réciter par coeur près de 12 000
livres. Le « mégasavant » est aussi un authentique calculateur de
calendrier, capable de donner le jour exact de la semaine pour toute date
dans le passé comme dans le futur. Et, d’après ses médecins, ses étranges
aptitudes augmenteraient avec le temps. A 54 ans, il ne sait néanmoins
toujours pas se débrouiller seul : il ne peut pas s’habiller, se préparer à
manger ou se déplacer sans aide. Son père ne le quitte pas : il le suit
comme son ombre lors des nombreuses conférences qu’il donne dans tous les
Etats-Unis. Mémorisation ligne par ligne d’un programme informatique
Sara Miller, quant à elle, utilise son cerveau comme un
ordinateur. Programmeuse informatique et PDG de Nova Systems, à Milwaukee,
cette Américaine répare les logiciels de ses clients en repérant les erreurs
de codage au premier coup d’oeil ou presque. Elle parvient à se remémorer,
ligne par ligne, un programme informatique qu’elle n’a pas vu depuis des
années, mais elle se sent totalement désemparée devant un problème anodin,
dès lors qu’aucune solution n’a été préenregistrée dans son cerveau.
Des autistes qui s’ignorent
D’autres autistes se révèlent des artistes remarquables.
Matt Savage, par exemple, est un prodigieux musicien : à 6 ans, en une nuit,
il apprend à jouer seul du piano.
A 7 ans, il compose du jazz et sort son premier album.
Stephen Wiltshire, lui, a le don du dessin. Ce londonien est
capable de dessiner de mémoire une vue aérienne de Rome ou de Londres avec
une extrême précision.
Plusieurs génies des sciences ou de l’art sont dorénavant
suspectés d’avoir été des autistes qui s’ignoraient. Citons Thomas Edison,
Van Gogh, Andy Warhol ou encore Alfred Hitchcock. Enfant, ce dernier était,
comme beaucoup d’autistes, la proie d’une obsession dévorante. Passionné par
les locomotives, il connaissait le réseau britannique presque aussi bien que
les lignes de sa main ! Certains spécialistes pensent même que le génie
d’Einstein doit être attribué à ce handicap. Sa pensée n’a jamais procédée
par mots - il n’a d’ailleurs parlé que très tard - mais par symboles
mathématiques, et sa famille compte de nombreux autistes.
Dans son ouvrage « L’autisme, une autre intelligence »,
Laurent Mottron, de l’université de Montréal, conteste l’idée reçue selon
laquelle ces autistes géniaux ne sont que des « idiots savants » dotés d’un
pic d’habileté totalement isolé. Pour lui, cette sous-estimation
intellectuelle provient de tests inadaptés. « Le fonctionnement du cerveau
des autistes est tout simplement différent, mais leur intelligence est de la
“vraie” intelligence, même s’ils réalisent les tâches autrement que nous. »
Alors que leur caractérisation se fait plus souvent par la négative, par
l’évocation de ce qui leur manque - absence de langage, comportements
anormalement absents-, lui, au contraire, insiste sur leurs capacités
largement supérieures à la normale dans la perception, visuelle et auditive,
et la mémoire des formes.
Ils sont soupçonnés par les chercheurs d’utiliser à plein
régime certaines parties de leur cerveau qui ne sont mobilisées qu’à 10-12 %
chez le commun des mortels. Longtemps, seule la psychanalyse s’est
intéressée à l’autisme. La plupart des psys, Bruno Bettelheim en tête, y
voyaient un trouble lié à une cause environnementale, familiale. Pour eux,
le repli sur soi résultait d’un conflit avec la mère. Aujourd’hui, la cause
biologique ne fait plus aucun doute. L’imagerie cérébrale a révélé, entre
leur cerveau et le nôtre, de profondes différences, découlant de mutations
génétiques ou d’une adaptation individuelle postérieure à la naissance. « Il
est clair aujourd’hui, explique Jacqueline Nadel, directrice de recherche au
CNRS, que les troubles qui caractérisent l’autisme - problèmes
d’interactions sociales, de communication et champ restreint d’intérêt -
sont dus à des anomalies cérébrales survenant durant le développement
précoce, avec une large part génétique. La nature de ces anomalies est moins
évidente. »