Découvrir un regard divergent sur un modèle qui envahit nos pratiques me semble intéressant pour mieux cerner les enjeux de nos approches méthodologiques tant en formation qu'en éducation.
Voici donc un résumé d'un excellent article réflexif sur la réflexivité ;-)
S'appuyant sur un travail similaire réalisé en Belgique pour le secteur du management (Eraly, 1994), le présent article analyse un corpus de textes issus du courant dit praxéologique. Ce courant d'analyse des pratiques professionnelles, dont l'audience est relativement forte chez les praticiens et praticiennes, pose la capacité réflexive au coeur d'une méthode pour augmenter l'efficacité des pratiques professionnelles. Notre analyse considère cette inflation réflexive sous un angle sociologique et élucide ses fondements et sa portée comme indice de la reconstruction de l'idéologie professionnaliste.
1L'analyse des pratiques professionnelles s'est réalisée jusqu'à récemment sous la bannière de deux grands courants théoriques : d'une part, la sociologie marxiste du travail refusant de tenir compte des spécificités des métiers relationnels (Demailly, 1998) et, d'autre part, la sociologie du travail d'inspiration fonctionnaliste promouvant une idéologie professionnaliste[2] largement critiquée depuis. À la faveur du retour du sujet en sciences sociales, des analyses plus fines des pratiques professionnelles sont produites depuis quelques décennies hors de ces deux grandes traditions, notamment dans les recherches s'inspirant de l'interactionnisme symbolique.
2Cet article constitue une analyse critique d'un courant extrême de cette troisième voie qui, paradoxalement, selon nous, relégitimise l'idéologie professionnaliste pourtant fort critiquée jadis. Nous avons donc procédé à l'analyse d'un corpus de textes issus du courant dit praxéologique. La praxéologie se définit comme « une démarche structurée visant à rendre l'action consciente, autonome et efficace » (Saint-Arnaud, 1995 : 19). Ce courant trouve un écho certain dans la littérature professionnelle et serait porteur, au dire de ses promoteurs, d'un renouveau important des pratiques professionnelles. Notre analyse s'appuie sur un exercice similaire effectué par Eraly (1994) pour le secteur du management en Belgique, secteur dont les exportations vers le champ professionnel sont nombreuses depuis une dizaine d'années. Ces écrits du management, au-delà des objets et des pratiques pour le moins différentes dont ils traitent, partagent avec les écrits provenant des sciences cliniques une vision relationnelle des pratiques professionnelles, un certain libéralisme sur le plan philosophique et une forme d'articulation théorie / pratique relativement proche.
3Un peu à la façon de Foucault, nous avons analysé les textes comme autant d'indices permettant de retracer l'épistémè, soit l'état des représentations et des discours permettant l'émergence d'un savoir scientifique donné à une époque donnée. En matière de professionnalité, nous les avons abordés sous l'angle de l'institutionnalisation qu'ils expriment et de leur capacité instituante, caractéristiques de toute idéologie. Les textes furent analysés en regard d'une caractéristique qui serait constituante de la professionnalité : la réflexivité des acteurs professionnels. Par exemple, Patenaude écrit à ce propos que l'une « […] des principales caractéristiques des modèles professionnels contemporains se dégage facilement : la réflexivité » (Patenaude, 1998 : 99).
La reconstruction du discours professionnaliste
4L'idéologie professionnaliste a donc fait l'objet depuis les années 1970 de nombreuses déconstructions effectuées tant sous la bannière d'une critique sociale d'inspiration marxiste que d'une remise en question profonde par différents mouvements sociaux, dont le courant de désinstitutionnalisation en santé mentale représente l'un des fleurons (Szasz, 1977) et dont Illich représente l'un des principaux penseurs (1975). S'ajoute à ces critiques le débat spécifique à la sociologie entre une sociologie du travail délaissant la recherche des spécificités du travail professionnel et une sociologie des corps sociaux considérée comme légitimation de l'ordre social soutenant l'émergence d'une élite professionnelle, d'inspiration libérale. Il aura fallu à la fois une complexification des structures de production des services aux personnes, notamment par la construction puis la transformation de l'État-providence, et le développement en sciences sociales de recherches de proximité s'approchant des acteurs, pour que les critiques du professionnalisme perdent une part de leur intensité.
5Quoi qu'il en soit, sans doute indice d'une transformation de la modernité avancée (Giddens, 1987), le discours de légitimation du professionnalisme reprend dans ce contexte de la vigueur. Plusieurs accordent aux professionnels le statut de « “ solution culturelle moderne ” à la question du délitement du lien social et de la déréliction qui l'accompagne » (Ramognino, 1996), alors que d'autres les considèrent comme un corps social à l'avant-garde des transformations de la modernité, notamment par une capacité réflexive (Schön, 1994) les caractérisant. Le courant praxéologique pose la réflexivité comme caractéristique de l'agir professionnel[3] (Schön, 1994) dans ce contexte en transformation.
6La littérature praxéologique se situe à la croisée d'une production scientifique et d'une littérature professionnelle surtout connue en Amérique du Nord, notamment chez ce que Etzioni (1971) nomme les quasi-professions. Bref, de ce courant de pensée émerge l'idée que la réflexivité caractérise l'agir professionnel actuel.
7Alors que certains énoncés rappellent les thèses sociopolitiques de Saint-Simon[4] et d'autres, les théories fonctionnalistes américaines des professions des années 1950 et 1960, dans tous les cas de figure, les recherches de proximité apportent une validité nouvelle à l'idéologie professionnaliste. Il est possible ici de formuler l'hypothèse d'une postmodernisation du discours professionnaliste fondant sa légitimité non plus sur une expertise positive et rationnelle mais bien sur la capacité professionnelle en situation de produire du sens, au-delà de son efficacité, réelle ou non.
L'inflation de la réflexivité professionnelle
8L'oeuvre de Schön et de Argyris a été le principe de constitution du corpus. Ces auteurs font d'ailleurs le pont entre une littérature psychologique visant à l'origine les consultants en management et la littérature s'adressant spécifiquement aux professions cliniques. Ces textes sont en outre à l'interface du champ professionnel et du champ universitaire dans le secteur de la formation professionnelle, lieu où se recrée sans cesse la production idéologique professionnaliste. Les ouvrages et article retenus sont Le praticien réflexif, à la recherche du savoir caché dans l'agir professionnel (Schön, 1994), Le tournant réflexif (Schön, 1996), Savoir pour agir, surmonter les obstacles à l'apprentissage organisationnel [5] (Argyris, 1995), « Pour une démarche praxéologique » (Lhotellier et Saint-Arnaud, 1994).
9Le lecteur ou la lectrice remarquera la tonalité normative de ces intitulés. Cette tonalité, qui traverse l'ensemble des quatre textes, constitue un indice de leur portée idéologique. Schön introduit un des ouvrages par l'incantation suivante : « Le tournant réflexif est une révolution » (Schön, 1996 : 23) et conclut l'autre en affirmant que « l'organisation qui se prête à la pratique réflexive a [des] exigences révolutionnaires » (Schön, 1994 : 397). Les traducteurs de ces ouvrages ajoutent en introduction :
10Voici un volume percutant, si l'on peut dire, qui présente de manière concrète la révolution qu'opère actuellement le tournant réflexif dans la formation professionnelle. Après avoir lu ces 14 études de cas, le lecteur ne pourra plus jamais envisager l'agir professionnel de la même manière.
11De même, au terme d'une longue démonstration, Argyris écrit : « Voilà une présentation exemplaire pour les chercheurs qui voudraient passer de la description à la prescription ! » C'est cette tonalité idéologique, d'une production intellectuelle à l'interface du champ de la pratique et de celui de la science, qui nous a amené à analyser la reconstruction de l'idéologie professionnaliste. Eraly formule la thèse suivante : il y a injonction sociale à l'autoproduction du sujet professionnel et colonisation du tacite de sa pratique dans un effort de découverte de soi. Avec Foucault, il affirme que découverte et production de soi forment un processus unique dépassant le sens auto-attribué par les acteurs.
12Eraly pose la réflexivité comme une activité du sujet produisant discours et représentations de soi en contexte. Ces représentations permettent la découverte de soi, la transparence à soi, en vue de l'amélioration de son action professionnelle. Ce rapport réflexif au monde est clairement celui que nous avons trouvé dans le corpus de textes. Il fonde la perspective praxéologique de notre corpus de textes, perspective visant le mieux, l'efficace, l'efficient, l'explicite dans l'action professionnelle. Ce courant de pensée constitue une forme de translation du champ du management et du counselling en relation humaine vers le champ professionnel des professions cliniques.
13Le sens commun de réflexivité s'appuie sur un rapport à soi fondé sur l'introspection, sur l'explicitation existentielle de l'implicite dans l'action de l'acteur. C'est ce que Schön nomme la réflexion-en-cours-et-sur-l'action ; le professionnel ou la professionnelle efficace explicitera cette réflexion, la modélisera[6] pour en faire émerger positivement le savoir pratique de son action. Pour Saint-Arnaud, la capacité réflexive est non seulement le moteur d'une révolution praxéologique mais constitue également l'avant-garde de la professionnalité portée par une frange éclairée (de 1 % à 5 %[7]) des praticiens et praticiennes capables de rendre explicite et modélisable leur action et, partant, de contribuer à l'efficacité de la professionnalité, voire à son émancipation de l'emprise technocratique comme condition de la pratique (Laforest et Redjeb, 1991). La technocratisation sera dans cette optique forcément négative puisque limite au libéralisme professionnel.
14Cependant, Eraly rappelle avec raison que l'action humaine se compose de trois plans irréductibles les uns aux autres :
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Le plan irréfléchi : le tacite, l'incorporé, le rapport pratique au monde.
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Le plan réfléchi : le discursif, la mobilisation de la pensée sur un objet.
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Le plan réflexif : l'objet de la réflexion est soi.
18Cette distinction permet de voir les différents lieux où se loge l'objet focal. La centration de l'agir professionnel sur le plan réflexif constitue alors une réduction majeure de l'action professionnelle à la dimension de production discursive du rapport de l'agent professionnel au monde tel que perçu. S'il n'est pas question ici de nier la pertinence de cette focalisation réflexive sur son action, il semble essentiel de rappeler la réduction opérée par les praxéologues, délaissant le plan « irréfléchi », que nous préférons nommer pratique.
19Or, même cette dimension réflexive ne se limite pas à la saisie existentielle de sa propre action. Eraly cite Sartre : « il n'est pas besoin d'être conscient de soi pour agir – bien au contraire » (Eraly, 1994 : 137). Les actions humaines sont pour une bonne part implicites ou tacites, et ce, même dans ce qui peut sembler le plus éminemment subjectif, aimer ou détester, par exemple. Si cette dimension du tacite pose une subjectivité, elle n'exige pas pour autant un Je essentiel abstrait du social[8].
20Eraly décrit huit traits caractérisant l'inflation de la réflexivité dans la littérature managériale. Ces traits seront repris intégralement dans leur intitulé, présentés sommairement puis complétés de nos propres observations tirées de notre corpus de textes. Ce travail permettra non seulement de juger de la pertinence de l'importation du travail d'Eraly vers le champ des métiers relationnels mais également d'identifier des axes de réflexion utiles au développement de l'analyse des pratiques professionnelles.
La colonisation de la vie tacite
21Eraly note que l'ensemble des ouvrages qu'il a analysés s'appuie sur le projet, voire l'exigence, de reconquérir le tacite et de le faire émerger positivement à la conscience. Or, dans le corpus qui nous occupe, est clairement énoncé le projet de modéliser[9] l'action professionnelle afin de constituer le savoir pratique tacite, produit en cours d'action, comme savoir valide. Par exemple, Schön écrit : « Quand le praticien réfléchit en cours d'action sur un cas particulier, il met au jour la compréhension intuitive qu'il a des phénomènes auxquels il a été attentif » (Schön, 1994 : 114).
22Ce projet se fonde à la fois sur le constat d'une crise de la professionnalité – crise de confiance et de légitimité (Schön, 1994 : 31) – et sur le désir de reconquérir l'essence de l'art professionnel pour se sortir de cette crise ; le professionnalisme s'affaiblirait, comme en témoigneraient les nombreux manquements éthiques. Cet affaiblissement s'explique, pour ces auteurs, principalement par l'envahissement de la technocratie et du positivisme, promus par autant « d'impratiquants » que sont les universitaires et autres technocrates.
Les technologies de soi
23La saisie discursive de l'action n'a pas tant comme objectif la découverte de soi que l'action sur soi. Pour Eraly, la connaissance ainsi produite a une visée essentiellement instrumentale. Dans notre corpus, la réflexivité n'est donc pas principalement développementaliste[10] mais bien praxéologique, posant l'efficacité de l'action comme mesure et horizon de toute intervention professionnelle. On voit ici la filiation parfois occultée entre la littérature managériale et professionnelle[11] et la filiation idéologique des praxéologues avec des économistes libéraux tels que Von Mises. voir suite .... http://www.erudit.org/revue/nps/2000/v13/n1/000010ar.html
24Les ouvrages étudiés traitent principalement de l'efficacité de l'action professionnelle (Schön, 1996 : 39) et non du développement de la personne. Cependant, Baum (Schön, 1996 : 197) permet peut-être de comprendre cette nuance en rappelant la convergence entre les deux dimensions. Pour cet auteur, la réalisation de soi passe par sa propre réalisation au travail, et ce, surtout pour des praticiens et praticiennes dont le rapport au travail exige une certaine distance. C'est ce que Schön nomme « l'utilisation existentielle du soi » (Schön, 1996 : 522). L'auteur américain écrit également : « C'est notre capacité de voir le présent comme une variante du passé et d'agir en conséquence qui nous permet d'appréhender les problèmes […] » (Schön, 1994 : 178). L'expérience de la personne est au coeur de toute efficacité.